Salaire et salariat au Moyen Âge
programme financé par l'ANR, collectif organisateur :

Patrice BECK (Université Lille 3 - Charles de Gaulle I/LAMOP)
Philippe BERNARDI (CNRS-Aix-en-Provence/LLAM)
Laurent FELLER (Université de Paris I/LAMOP)
le 27 août 2009

programme
Salaire et salariat
équipe




 

Programme général des tables rondes 2006-2008 :
Bibliographie générale :

Projet
La recherche universitaire française en histoire du Moyen Âge s'est peu intéressée depuis une trentaine d'années aux questions d'histoire économique, malgré de brillantes excursions qui sont restées des figures d'exception (P. Braunstein, J. Le Goff). La réflexion en histoire des techniques, pour sa part, est brillante mais peu représentée et est en partie absorbée par l'archéologie. Les tendances actuelles de l'historiographie médiévale ne vont pas dans le sens d'une réintégration de la réflexion économique dans les réflexions et les travaux des équipes ou des individus, le privilège étant actuellement donné à la liaison entre anthropologie juridique d'une part et anthropologie de la parenté de l'autre et histoire. L'histoire économique en tant que telle ou dans ses incidences avec le champ social et le champ technique n'a jamais été abandonnée par nos principaux partenaires de niveau international, qu'il s'agisse des Anglais, des Belges ou des Espagnols. Nos collègues français modernistes, pour leur part, ont une considérable activité dans ce champ, qu'il s'agisse de ruralistes purs, comme J.-M. Moriceau ou d'économistes comme Postel Vinay ou Rosenthal.
L'un des buts de ce projet est de contribuer à relancer ce pan de l'histoire médiévale. Le LAMOP a déjà, durant ces dernières années, lancé des programmes allant dans ce sens, avec le projet sur le marché de la terre qui donne lieu en 2005 à deux importantes publications, comme avec les projets sur le prélèvement seigneurial, publié en 2004 ou celui sur la servitude, publié en 2001. Le propos de cet ensemble de recherches était de lancer une réflexion d'histoire économique fortement ancrée dans les préoccupations anthropologiques et donc d'adapter au champ d'activité des médiévistes les réflexions et les enquêtes menées dans ce secteur.
Le projet sur le salaire et le salariat s'inscrit dans cette optique et est dans le droit fil des enquêtes collectives menées sous la direction de Monique Bourin et de quelques autres durant ces dix dernières années. L'intérêt intrinsèque de la question est immense. Il y a d'abord au fond, une importante question théorique : jusqu'à quel point le travail peut-il être considéré, au Moyen Âge, comme une marchandise ? L'importance des liens interpersonnels d'une part, la diversité des types de contrepartie offertes contre l'accomplissement d'une tâche ou d'une série de tâches de l'autre font que la question ne va absolument pas de soi. Et si le travail n'est pas une marchandise, alors qu'est-ce ? Dans quelles circonstances, dans quels contextes et en échange de quoi est-il effectué ? Le travail forcé, d'autre part, n'est pas nécessairement un travail gratuit. Mais comment estimer la charge économique que représentent les gratifications de toute nature, et notamment les repas, qui l'accompagnent, l'encadrent et rendent possible sa réalisation ?
D'autre part, le stipendium, le salarium ou la remuneratio existent. On en a des attestations dès l'époque carolingienne en Gaule, dès le VIIIe siècle en Italie. Le poids économique comme la signification en termes de liens sociaux des contreparties octroyées au travail, qu'elles soient en nature, ce qu'implique à l'origine la notion de salarium (ration de sel, solde pour acheter le sel, puis émoluments) sont l'objet de la recherche collective que nous désirons mener. Celle-ci doit nous mener au cœur des rapports sociaux du monde médiéval, tant dans ses aspects agraires que dans ses aspects urbains et nous permettre d'approcher du plus près les processus économiques et sociaux sur lesquels a reposé d'abord la croissance médiévale.
A partir du XIIIe siècle, d'autre part, un bon nombre de mécanismes se grippent et se transforment. La question des salaires et de leur évolution est placée alors au cœur de la réflexion des hommes de pouvoir comme de celle de leurs entourages : la brutale réaction d'Edouard III après la peste, et les ordonnances visant à empêcher toute évolution des salaires sont une illustration de ces préoccupations comme de la pensée économique et politique existant par derrière et qui se situent au cœur même de l'Etat et de ses politiques. Aborder cette question nous amène donc à nous interroger aussi sur une série de problèmes théoriques et théologiques présents dans la réflexion médiévale et qui tournent autour de la question du juste prix d'une part, mais aussi autour de la question de l'ordre et de la finalité même de l'action de l'Etat.

Programme
L'étude projetée sera articulée en six séances, à raison de deux par an durant trois années. Les cinq premières rencontres permettront d'aborder successivement les questions suivantes et une sixième pour la préparation de la publication :

I - Salaire et salariat : historiographie d'un thème ;
II - Salarium, stipendium, dieta...
Approche terminologique du salaire ;
III - Les formes du salaire (1) : Les modes de rémunération du travail ;
IV - Les formes du salaire (2) : Évaluation des rémunérations ;
V - Nature, rythme et délais de règlement du salaire.

VI. Rapport général

La sixième, conclusive, sera consacrée au bilan de ces trois années et à dégager des perspectives pour l'histoire du salaire et du salariat au Moyen Âge. Le projet entend ainsi couvrir la totalité du problème historique posé par la notion de salaire : passant du concept aux formes puis aux pratiques. Le travail de notre groupe de recherche revêt par-là un caractère progressif fondamental sur lequel nous reviendrons.
Les préoccupations anthropologiques qui caractérisent les travaux d'histoire économique de l'équipe réunie autour du LAMOP rejoignent, sur cet objet, les recherches sur les modalités des échanges et de la production conduites par les historiens des techniques rassemblés autour du LAMM. Le groupe de recherche constitué combine ainsi deux angles d'approche complémentaires de la question du salaire et du salariat au Moyen Âge. Il offre l'avantage de réunir autour d'un même objet des spécialistes du monde rural et du monde urbain comme du haut et du bas Moyen Âge. Nous ne saurions toutefois prétendre couvrir par là tous les angles d'approches possible du sujet retenu, aussi chacun des thèmes a-t-il été défini de manière à présenter suffisamment de cohérence pour lui permettre d'être isolé et plus largement ouvert à des collaborations ponctuelles. Cela nous semble, en effet, une condition préalable indispensable à des échanges pleinement interdisciplinaires, c'est-à-dire dans lesquels l'intervention ponctuelle de spécialistes d'autres disciplines ne soit pas limitée à un rôle illustratif secondaire ou annexe. Cet aspect du projet nous engage, pour sa description, à suivre les scansions formées par les différentes rencontres prévues.

I. Salaire et salariat : historiographie d'un thème


En préalable à l'examen de la notion médiévale de salaire, il nous a paru indispensable de faire le point sur la manière dont ce thème a pu être abordé par nos contemporains. Ce sont, en premier lieu, les mots utilisés qu'il nous semble devoir interroger tant notre vocabulaire se révèle d'un usage délicat et tant les notions que nous utilisons s'avèrent faussement évidentes. La racine latine salarium et le fait que ce mot soit employé au Moyen Âge masquent, en effet, en partie l'anachronisme de l'acception contemporaine du terme salaire, et de ses dérivés. Le salaire a, de fait, été généralement considéré par les historiens comme une donnée économique évidente, de base. L'usage du mot salaire dans le sens large de rémunération du travail semble, a priori, permettre de passer outre la diversité des modes de rémunération, d'autant que ne sont généralement retenus dans les études quantitatives que les salaires journaliers exprimés en numéraire, c'est-à-dire ceux qui se rapprochent le plus dans leur forme de notre conception du salaire : " somme d'argent payable régulièrement par l'employeur à celui qu'il emploie ". Le salarié s'impose par ailleurs comme la figure familière d'une personne liée à un employeur par un contrat de travail et ayant comme source unique de revenus la somme que lui verse (mensuellement) cet employeur en échange de son travail. Mais c'est faire bien peu de cas, dans une démarche historique, du fait que ces concepts nous sont strictement contemporains : le verbe salarier demeure rare jusqu'au XVIIIe siècle ; le nom salarié n'est attesté avec son sens moderne " qui reçoit un salaire d'un employeur " qu'à partir de 1758 ; quant au mot salariat, il n'apparaît pas avant le milieu du XIXe siècle. Il paraît indispensable, en préalable à tout travail d'analyse, de définir le plus précisément possible le vocabulaire que nous employons, de prendre conscience de sa portée exacte. Cela n'a jamais été tenté dans ce domaine historique, ce qui, suivant que l'on a recours à une acception plus ou moins large des termes, a pu entraîner certaines confusions.
Ce sont, après les mots, les questionnements qui retiendront notre attention. Dégager les acquis des travaux antérieurs et les zones d'ombre qu'ils ont pu laisser doit nous permettre d'orienter au mieux les recherches dans ce domaine. La réflexion, pour cela, doit être menée sur une vaste échelle, en tenant compte le plus largement possible de la bibliographie et des sources (utilisées et utilisables) relatives à notre objet (l'Occident médiéval) - ce qui devrait être assumé au sein de l'équipe " porteuse " grâce à la diversité des champs historiques couverts par ses membres (tant du point de vue des milieux étudiés que de la chronologie ou de la géographie). Cette approche sera, en outre, ouverte à la collaboration de collègues spécialistes d'autres périodes historiques. Il nous semble également nécessaire, parallèlement, de chercher à identifier clairement les emprunts (conceptuels ou problématiques) faits par les historiens à d'autres disciplines. Au-delà du simple constat des influences ou des infléchissements subis par la démarche historique, la confrontation des approches économique, juridique, sociologique, théologique ou anthropologique de la question du salaire et du salariat sera certainement profitable aux historiens d'un point de vue méthodologique comme dans le dégagement des apports spécifiques à leur démarche.
Si les travaux historiques sur les salaires et le salariat ne manquent pas, la réflexion large proposée sur ces notions fait jusqu'à présent défaut. Le dialogue entre disciplines est, sur ce point, quasiment inexistant, tout comme les échanges entre médiévistes et modernistes ou entre spécialistes du monde rural ou urbain, du haut ou du bas Moyen Âge...
L'intérêt de cette première réunion sera de raffermir les fondements de l'étude sur le salaire et le salariat en la dégageant autant que possible de présupposés ou de schémas interprétatifs qui ont jusqu'à présent teinté ces notions d'une évidence trompeuse, interposant divers filtres entre l'historien et son objet.

II. Salarium, stipendium, dieta... Approche terminologique du salaire


Une partie des difficultés rencontrées dans l'appréhension des modes de rémunération médiévaux repose sur l'assimilation faite entre salarium et salaire et sur l'absence de nuances induite par le recours à un terme unique. L'usage que les scribes médiévaux firent de salarium n'a, toutefois, rien de comparable avec celui que nous faisons de salaire. Tout d'abord, il faut noter que ce mot n'est pas le plus employé pour désigner la rétribution du travail. La Vulgate, par exemple, ne l'utilise pas et lui préfère le terme merces. Un simple sondage réalisé à partir du corpus du centre Traditio litterarum Occidentalium donne par ailleurs 516 occurrences pour merces contre seulement 10 pour salarium.
Soulignons, ensuite, la diversité des termes rencontrés à l'époque médiévale. Les textes latins font, en effet, usage entre autres des mots : Salarium, merces, stipendium, dieta, pretium, loquerium, vadium... Et si la langue française actuelle distingue entre les gages du domestique, le traitement des fonctionnaires civils, la solde des militaires, les appointements des cadres supérieurs, ou les honoraires du médecin..., l'homme médiéval n'aurait-il pas usé lui aussi de nuances ?
Certains des termes sont donnés parfois comme équivalents mais des emplois sélectifs se remarquent. Au sein de la notion large de rémunération du travail, les scribes médiévaux laissent ainsi apparaître quelques nuances. Lorsque, par exemple, les statuts de la fabrique d'Orvieto prévoient, en 1421, de recruter à l'année, au mois, au jour ou à la tâche des : magistros, laborantes, manuales et alios quoscumque operarios, et de leur verser : Salaria vero, provisiones mercedes et pretia competentia, on peut se demander s'il ne s'agit pas de salaires de types différents.
L'histoire de ce vocabulaire reste à écrire et à cerner dans ses subtilités et son évolution, suivant une démarche de retour aux sources qui caractérise assez largement la production historique de ces dernières années. Notre propos est, au cours de cette seconde session, de revenir au vocabulaire médiéval, de ne pas chercher à plaquer une réalité contemporaine sur les textes médiévaux mais d'envisager les mots eux-mêmes comme des sources, nous inspirant en partie pour cela des analyses lexicométriques développées par les littéraires.
Nous entendons, en effet, prêter attention aux mots envisagés individuellement et au sens dont ils sont chargés mais également à l'éventail même des termes utilisés, au vocabulaire et aux nuances qu'il peut induire. Ayant conscience de la part prise par le rédacteur (du fait de sa formation, de son origine géographique...) dans l'usage de mots dont le sens n'est pas nécessairement très rigide, nous nous attacherons à considérer autant que possible ces questions de vocabulaire dans le cadre d'ensembles homogènes.
Nous envisageons également de prêter attention aux associations de mots qui laissent entendre que la rémunération était parfois considérée comme quelque chose de composite. Ainsi nous interrogerons-nous sur les mentions, courantes, de paiements " pro salario et expensis "(pour le salaire et les dépenses) ou " pro suis salario et servicio " (pour ses salaire et service).
Il faut également tenir compte du fait que, dans de très nombreux cas, ce que nous regroupons sous la notion de salaire n'est tout simplement pas qualifié dans des sources qui ne font mention que d'une somme versée : " tel jour à Untel pour avoir fait ceci ou cela ".
Les scribes n'ont peut-être pas toujours trouvé dans le vocabulaire dont ils disposaient un terme adapté pour décrire une situation nouvelle. Les hésitations et les emprunts nous semblent par-là à interroger comme autant d'indices possibles de changements sociétaux. Cela implique de s'intéresser à l'histoire même des mots, aux idées ou aux notions dont ils ont pu être chargés à différents moments de la période médiévale.
L'équipe réunie est particulièrement armée pour ce type d'analyse dans la mesure où elle se trouve formée d'historiens des textes travaillant sur des ensembles originaux, homogènes et aussi riches que les comptabilités pontificales, ducales ou les registres notariaux méridionaux. Elle sera, là encore, renforcée par la collaboration de spécialistes des sources théologiques et de linguistes.
Ces recherches contribueront à une meilleure appréhension du vocabulaire de l'économie médiévale mais leurs implications dépassent ce cadre strict puisqu'elles ouvrent, par l'attention portée aux variations sémantiques ou aux emprunts, sur une perception de changements sociétaux importants.

III. Les formes du salaire (1) : Les modes de rémunération du travail

Le salaire a, dans bien des cas, été envisagé de manière quantitative : dans son évolution propre au cours du Moyen Âge et dans son rapport aux prix des produits, à travers la définition du niveau de vie des salariés. Cette démarche est servie par la diffusion de la pratique du travail salarié (selon Penn et Dyer, les revenus de près d'un tiers de la population anglaise prenaient en totalité ou partie la forme d'un salaire, à la fin du Moyen Âge) . Ce type d'étude s'est donné des règles d'enregistrement relativement strictes que Hermann van der Wee a précisées dans un article fameux de 1956 .
Ce dernier définit ainsi les conditions d'utilisations scientifique et statistique de ces sources :

1- Conditions d'homogénéité (unité de lieu, de temps, de type et de qualité, de mesure, de monnaie et d'unité de salaire) ;
2- Condition d'identité (ou possibilité d'identifier l'auteur, le lieu et le temps de la transaction ainsi que le type de service rémunéré) ;
3- Condition de " représentativité ", qui ne retient que les données considérées comme représentatives du marché authentique, sans faveurs ou réductions particulières ;
4- Condition de continuité, qui propose des séries sans lacunes importantes.

Alors que tous les auteurs relèvent la diversité des modes de rémunération du travail, on n'en est venu, pour des raisons scientifiques, à n'envisager quantitativement que les paiements à la journée exprimés en numéraire. Plus encore, dans la mesure où " des diverses activités urbaines, seule l'industrie du bâtiment livre assez d'indications chiffrées pour qu'une étude quantitative soit entreprise " , la plupart des tableaux ou graphiques établis pour rendre compte d'une évolution des salaires rendant elle-même compte de l'évolution de la condition économique des salariés, sont établis à partir de comptabilités de construction.
Il ne s'agit pas, bien sûr, de nier l'intérêt ou les apports de ce type d'analyses, mais, notre ambition étant d'appréhender les notions de salaire et de salariat dans leur ensemble ou dans toute leur complexité, nous ne pouvons écarter a priori des pratiques - fussent-elles marginales.
Il nous semble nécessaire, là encore, de reprendre le problème à la base et de nous interroger, par exemple, sur l'existence même de la rémunération.
" Tout travail mérite salaire ". Le rappel de cette sentence par certains notaires de la fin du Moyen Âge au moment des embauches questionne sur la pratique de la rémunération du travail. On peut douter qu'au sein de la famille il ait été question de payer le travail. Que dire, de même, des corvées ou de la Donatio persone et operum, de l'esclavage ?
L'histoire de la famille ou celle des diverses formes de dépendance ont attiré l'attention sur ces aspects du monde du travail, qui nous semblent devoir être intégrés pleinement à une interrogation sur salaire et salariat.
Quant aux différentes modes de rémunération, le Larousse du XXe siècle pose ainsi le problème dans son édition de 1933 :
" Le mode de salaire le plus simple et le plus général est le salaire au temps (heure, journée, quinzaine ou mois). Mais il présente un grave inconvénient : celui de ne pas inciter l'ouvrier à augmenter sa productivité (...). c'est pourquoi l'on a créé d'autres modes de salaires, tel que le travail à la tâche, les primes et majorations de salaire, la participation aux bénéfices ".
Le rédacteur ne précise pas la chronologie de cette " évolution " mais ces différentes possibilités sont déjà attestées dans les derniers siècles du Moyen Âge. L'éventail des manières de récompenser un service est immense (que dire, par exemple, des cadeaux faits à un messager ou à un ambassadeur ? ). Et cette multiplicité des solutions souligne le fait que le mode de rémunération est le fruit d'un choix et pas une pratique s'imposant d'elle-même.
Apprécier la portée ou la nature sociale de ce choix (dans le cas du rapport salarial) nous paraît imposer, ce qui n'a jamais été tenté, de chercher à appréhender les implications ou les éventuelles raisons techniques (soucis d'économie, de rapidité, minutie du travail demandé...) qui ont pu peser dans l'adoption de tel ou tel mode de rémunération du travail.
Des sources existent pour envisager ce problème, à l'exemple du traité dans lequel l'architecte milanais Filarete, explique, vers le milieu du XVe siècle, que :
" tous les travaux qui se présentent dans une construction ne peuvent se donner au forfait parce que certains sont difficiles à estimer avant qu'ils soient faits " " Et quelquefois, il arrive que quelqu'un en donnera à faire (à forfait) pour l'avoir à meilleur marché et ainsi le maître se trouvera - par envie, par cupidité ou par besoin - à faire un travail qu'il ne pourra pas faire et lui, voyant qu'il ne peut le faire et y gagner quelque chose, pour s'en débarrasser au plus vite fera un mauvais travail ".
Ce n'est que par leur collection et le rapprochement de données isolées que l'on pourra tenter de se faire une idée de la perception médiévale de ces alternatives.
L'attention portée au choix implique également de s'interroger sur la personne qui choisit. Les travaux de Nora Kenyon montrent ainsi qu'en Angleterre, dans la seconde moitié du XIVe siècle, les engagements courts n'étaient pas imposés par les patrons mais recherchés par les ouvriers parce qu'ils leur laissaient plus de liberté et leur offraient de meilleurs revenus.
Quant à savoir quelle forme de rémunération était la plus répandue... Les historiens ont généralement considéré que le travail au temps était le plus fréquent mais des nuances se font jour suivant les domaines considérés. La diversité des angles d'approches adoptés par les membres de notre équipe permettra, sur ce point, de proposer un certain nombre de comparaisons et d'envisager la part prise, dans la perception que nous avons de ce phénomène, par la nature des documentations utilisées.

IV. Les formes du salaire (2) : Évaluation des rémunérations


Le salaire au temps pouvait fort variable, sur un chantier. À l'intérieur d'une même catégorie d'ouvriers, des différences se font ainsi souvent jour. À Carnavon, en 1304, on ne compte pas moins de 17 niveaux de salaire différents pour les 53 maçons engagés ; à Ely, ce sont 7 niveaux de salaire pour 9 maçons et à York, 5 niveaux pour 29 maçons... Ces différences ont été relevées depuis longtemps par les historiens, qui ont mis en évidence divers critères de distinction, mais aucune étude systématique n'a été engagée sur cette question. Nous nous proposons, ici, de partir des écrits théologiques et notamment de la notion de " juste salaire ". Car si le salaire a pour but premier de couvrir les besoins de l'ouvrier, la justice du salaire - telle que l'entendaient les scolastiques - admettait des fluctuations basées notamment sur le caractère plus ou moins laborieux, difficile ou productif du travail. De la théorie, nous passerons aux pratiques à partir de l'immense documentation réunie depuis des décennies sur les salaires. Nous nous proposons d'examiner tour à tour chaque paramètre et d'en envisager la portée en fonction de l'époque et du mileu.

Nous avons retenu les critères suivants :

a- Durée quotidienne du travail
L'unité de temps la plus fréquente est la journée mais cette unité est divisible et il n'est pas sans intérêt pour l'histoire du travail de chercher à cerner l'apparition, à la fin du Moyen Âge, du salaire horaire.
b. La qualification :
Les échelles de salaires peuvent ainsi s'expliquer par les qualités propres de chaque individu (âge, force physique, compétences techniques...). Mais les différences provenaient également du type d'activité exercé. D'après M. Baulant , ce n'est que dans la seconde moitié du XVIIe siècle que se firent vraiment sentir des différences de salaire entre spécialités. Des nuances sont toutefois perceptibles dès la période médiévale, au palais de Woodstock, notamment, où les comptes de 1346 enregistrent des salaires de 2 deniers par jour pour le maçon, contre 3 d. pour le charpentier, 2 d. pour le couvreur et 4 d. pour le plombier. Notre étude pourrait contribuer à préciser cette chronologie. L'attention portée aux écrits théologiques - notamment scolastiques - devrait permettre de donner toute leur place, dans les études économiques, à des critères plus " sociaux " si l'on tient compte du fait, par exemple, que, selon Henri de Langenstein (1340 ? - 1397), " de vivre selon sa condition " ou, selon saint Bernardin de Sienne (1380-1444) " juxta status sui conditionem " : une expression souvent reprise par les actes de la pratique. Le compagnon est ainsi moins payé que le maître en raison notamment de sa position sociale inférieure.
c. La localisation :
Des différences ont été notées entre les salaires urbains et ruraux. Mais il faudrait également examiner la part prise, ici, par la coutume du pays et l'estimation commune.
d. Le contexte socio-économique :
L'offre et la demande de main-d'œuvre ont connu des fluctuations qui ont provoqué des mouvements de salaire. C'est là l'un des critères les mieux étudiés et pour lequel notre entreprise bénéficiera de nombreux travaux (notamment anglo-saxons) de grande valeur.
e. La durée de l'embauche :
Il est coutumier de remarquer que le salaire, en " équivalent horaire " diminue alors qu'augmente la durée de l'embauche ou l'importance du travail demandé : cette évolution inverse suit-elle une progression linéaire ou bien est-elle scandée par des seuils ? Ce paramètre nous paraît particulièrement important pour saisir la logique des types d'embauche et, de là le type de lien unissant l'ouvrier à son employeur.
f. Négociation à l'embauche :
Le salaire est aussi question d'appréciation individuelle, de liens personnels. Cette dimension, rarement évoquée, nous semble envisageable à partir des travaux bio ou prosopographiques engagés par plusieurs des membres de notre groupe de travail.
g. accords " sectoriels " :
Le salaire, enfin, peut être le fruit de négociations ou de concessions collectives que des études centrées sur certains secteurs de production comme le bâtiment mettent en évidence.
h. Ordonnances :
L'accent a été mis sur les ordonnances promulguées pour endiguer le renchérissement des salaires après la Peste Noire, mais ce type d'intervention est attesté bien antérieurement et un travail de fond sur la réglementation du travail reste à faire, notamment au niveau communal.

V. Nature, rythme et délais de règlement du salaire

Il s'agit, dans cette cinquième rencontre d'envisager la réalité du salaire, c'est-à-dire non seulement la nature de la rémunération (numéraire, nature, service...) mais le rythme de versement du salaire et le temps mis par l'employeur à s'acquitter de sa dette.
Les conventions passées entre employeur et employé évaluent certes le plus souvent les salaires en numéraire mais leurs quittances montrent que la pratique du paiement en nature est, encore à la fin du Moyen Âge, très répandue. Si certains termes - comme la Saint-Michel - sont récurrents dans le monde rural, le rythme des paiements des salaires n'a, de manière générale, jamais été étudié. Pour les ouvriers employés pour une longue durée, payait-on au mois, par trimestre, semestre, année ? Ces rythmes sont-ils différents en milieu urbain et rural ? De même, nous observons dans bien des cas une distorsion entre les rythmes de paiement prévus par contrat et les dates données dans les quittances. Comment, concrètement, s'effectuent les paiements ? Pour les ouvriers de bras travaillant à la journée, les maîtres artisans embauchés sur les chantiers ou les châtelains, les différences sont extrêmes : pour les premiers, chaque soir, des centaines de deniers distribués de la main à la main ; pour les seconds, des rétributions associées du travail, de transport et d'achat de matériaux payées à la réception des travaux mais aussi des avances ; pour les derniers, des salaires décomptés de recettes annuelles régulièrement négatives et donc bloqués, non endossés, seulement régularisés à la sortie de charge quand les comptes sont fermés, c'est-à-dire souvent après plusieurs années de services et de crédit forcé.
Les modalités de paiement du travail sont si diverses qu'à l'étude du salaire il faut associer et confronter celles de la ristourne, de la gratification et du crédit : des dispositifs de la pratique certes pour une bonne part taisibles mais biens réels et qui se lisent au travers des incohérences entre les prix unitaires et les sommes globales, des disparités dans les calendriers des recettes et des dépenses.
Sources judiciaires mais aussi compromis et quittances doivent, dans ce cas, nous permettre d'appréhender, au-delà de la théorie et du contrat, la réalité du salaire. Encore une fois, le travail mené, à partir de séries importantes de documents originaux, par les chercheurs réunis autour de ce projet nous paraît être un des moyens d'approcher cette facette du salariat. Cette rencontre a pour ambition de contribuer à ancrer les données chiffrées exprimées dans les comptabilités ou les contrats dans leur réalité médiévale. Elle s'inscrit dans la lignée des travaux qui ont conduit les historiens de l'économie à affiner considérablement les critères de perception du niveau de vie des personnes, et les complète.


VI. Essai de synthèse et dégagement de perspectives

La dernière séance devrait permettre de dresser le bilan de ce cycle et d'envisager sa finalisation qui pourrait prendre deux formes :
- la publication sous une forme synthétique des travaux de ces sessions ;
- l'organisation d'un colloque international.

Il nous paraît important de prendre le temps, en conclusion, de revenir sur les acquis méthodologiques de nos échanges. La multiplication des points de vue et l'interdisciplinarité adoptés ont, en effet, pour objet de concentrer l'attention sur les notions plus que sur les faits ou les données quantitatives, et de permettre, par là, de s'attacher à la reformulation nécessaire d'une question historique. La mise en évidence des présupposés contemporains qui cantonnent notre approche du problème du salaire et du salariat à certains questionnements, le dégagement des composantes économiques mais aussi techniques, théologiques, sociales ou symboliques du salaire, l'attention portée à des nuances jusque là gommées, doivent contribuer à ouvrir divers champs de recherche encore inexplorés et à éprouver les moyens (sources, techniques d'analyse...) à la disposition des chercheurs pour y parvenir. Nos travaux pourraient ainsi déboucher sur la mise au point d'un outil dont les applications en matière d'histoire économique dépasseraient largement le cadre du Moyen Âge.