Programme général des tables rondes 2006-2008 : 
Bibliographie générale : 
Les textes des communications faites lors des tables rondes :
1re Table ronde "Historiographie d'un thème" , Avignon, 19 mai - Châteaurenard, 20 mai 2006
2e Table ronde "Salarium, stipendium, dieta... Approche terminologique de la rémunération du travail " , Paris, ENS , les 8 et 9 décembre 2006
3e Table ronde " Les formes du salaire (1) : les modes de rémunération du travail". Musée des Beaux-Arts de Dijon, les 8 et 9 juin 2007
4e Table ronde "Les formes du salaire. Evaluation des rémunérations". Université de Barcelone, 19 et 20 octobre 2007.
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Projet
La recherche universitaire française en histoire du Moyen
Âge s'est peu intéressée depuis une trentaine
d'années aux questions d'histoire économique,
malgré de brillantes excursions qui sont restées
des figures d'exception (P. Braunstein, J. Le Goff). La réflexion
en histoire des techniques, pour sa part, est brillante mais
peu représentée et est en partie absorbée
par l'archéologie. Les tendances actuelles de l'historiographie
médiévale ne vont pas dans le sens d'une réintégration
de la réflexion économique dans les réflexions
et les travaux des équipes ou des individus, le privilège
étant actuellement donné à la liaison entre
anthropologie juridique d'une part et anthropologie de la parenté
de l'autre et histoire. L'histoire économique en tant
que telle ou dans ses incidences avec le champ social et le
champ technique n'a jamais été abandonnée
par nos principaux partenaires de niveau international, qu'il
s'agisse des Anglais, des Belges ou des Espagnols. Nos collègues
français modernistes, pour leur part, ont une considérable
activité dans ce champ, qu'il s'agisse de ruralistes
purs, comme J.-M. Moriceau ou d'économistes comme Postel
Vinay ou Rosenthal.
L'un des buts de ce projet est de contribuer à relancer
ce pan de l'histoire médiévale. Le LAMOP a déjà,
durant ces dernières années, lancé des
programmes allant dans ce sens, avec le projet sur le marché
de la terre qui donne lieu en 2005 à deux importantes
publications, comme avec les projets sur le prélèvement
seigneurial, publié en 2004 ou celui sur la servitude,
publié en 2001. Le propos de cet ensemble de recherches
était de lancer une réflexion d'histoire économique
fortement ancrée dans les préoccupations anthropologiques
et donc d'adapter au champ d'activité des médiévistes
les réflexions et les enquêtes menées dans
ce secteur.
Le projet sur le salaire et le salariat s'inscrit dans cette
optique et est dans le droit fil des enquêtes collectives
menées sous la direction de Monique Bourin et de quelques
autres durant ces dix dernières années. L'intérêt
intrinsèque de la question est immense. Il y a d'abord
au fond, une importante question théorique : jusqu'à
quel point le travail peut-il être considéré,
au Moyen Âge, comme une marchandise ? L'importance des
liens interpersonnels d'une part, la diversité des types
de contrepartie offertes contre l'accomplissement d'une tâche
ou d'une série de tâches de l'autre font que la
question ne va absolument pas de soi. Et si le travail n'est
pas une marchandise, alors qu'est-ce ? Dans quelles circonstances,
dans quels contextes et en échange de quoi est-il effectué
? Le travail forcé, d'autre part, n'est pas nécessairement
un travail gratuit. Mais comment estimer la charge économique
que représentent les gratifications de toute nature,
et notamment les repas, qui l'accompagnent, l'encadrent et rendent
possible sa réalisation ?
D'autre part, le stipendium, le salarium ou la remuneratio
existent. On en a des attestations dès l'époque
carolingienne en Gaule, dès le VIIIe siècle en
Italie. Le poids économique comme la signification en
termes de liens sociaux des contreparties octroyées au
travail, qu'elles soient en nature, ce qu'implique à
l'origine la notion de salarium (ration de sel, solde
pour acheter le sel, puis émoluments) sont l'objet de
la recherche collective que nous désirons mener. Celle-ci
doit nous mener au cur des rapports sociaux du monde médiéval,
tant dans ses aspects agraires que dans ses aspects urbains
et nous permettre d'approcher du plus près les processus
économiques et sociaux sur lesquels a reposé d'abord
la croissance médiévale.
A partir du XIIIe siècle, d'autre part, un bon nombre
de mécanismes se grippent et se transforment. La question
des salaires et de leur évolution est placée alors
au cur de la réflexion des hommes de pouvoir comme
de celle de leurs entourages : la brutale réaction d'Edouard
III après la peste, et les ordonnances visant à
empêcher toute évolution des salaires sont une
illustration de ces préoccupations comme de la pensée
économique et politique existant par derrière
et qui se situent au cur même de l'Etat et de ses
politiques. Aborder cette question nous amène donc à
nous interroger aussi sur une série de problèmes
théoriques et théologiques présents dans
la réflexion médiévale et qui tournent
autour de la question du juste prix d'une part, mais aussi autour
de la question de l'ordre et de la finalité même
de l'action de l'Etat.
Programme
L'étude
projetée sera articulée en six séances,
à raison de deux par an durant trois années. Les
cinq premières rencontres permettront d'aborder successivement
les questions suivantes et une sixième pour la préparation de la publication :
I - Salaire et salariat : historiographie d'un thème
;
II - Salarium, stipendium, dieta...
Approche terminologique du salaire ;
III - Les formes du salaire (1) : Les modes de rémunération
du travail ;
IV - Les formes du salaire (2) : Évaluation des rémunérations
;
V - Nature, rythme et délais de règlement du salaire.
VI. Rapport général
La sixième, conclusive, sera consacrée au bilan
de ces trois années et à dégager des perspectives
pour l'histoire du salaire et du salariat au Moyen Âge.
Le projet entend ainsi couvrir la totalité du problème
historique posé par la notion de salaire : passant du
concept aux formes puis aux pratiques. Le travail de notre groupe
de recherche revêt par-là un caractère progressif
fondamental sur lequel nous reviendrons.
Les préoccupations anthropologiques qui caractérisent
les travaux d'histoire économique de l'équipe
réunie autour du LAMOP rejoignent, sur cet objet, les
recherches sur les modalités des échanges et de
la production conduites par les historiens des techniques rassemblés
autour du LAMM. Le groupe de recherche constitué combine
ainsi deux angles d'approche complémentaires de la question
du salaire et du salariat au Moyen Âge. Il offre l'avantage
de réunir autour d'un même objet des spécialistes
du monde rural et du monde urbain comme du haut et du bas Moyen
Âge. Nous ne saurions toutefois prétendre couvrir
par là tous les angles d'approches possible du sujet
retenu, aussi chacun des thèmes a-t-il été
défini de manière à présenter suffisamment
de cohérence pour lui permettre d'être isolé
et plus largement ouvert à des collaborations ponctuelles.
Cela nous semble, en effet, une condition préalable indispensable
à des échanges pleinement interdisciplinaires,
c'est-à-dire dans lesquels l'intervention ponctuelle
de spécialistes d'autres disciplines ne soit pas limitée
à un rôle illustratif secondaire ou annexe. Cet
aspect du projet nous engage, pour sa description, à
suivre les scansions formées par les différentes
rencontres prévues.
I. Salaire et salariat : historiographie d'un thème
En
préalable à l'examen de la notion médiévale
de salaire, il nous a paru indispensable de faire le point sur
la manière dont ce thème a pu être abordé
par nos contemporains. Ce sont, en premier lieu, les mots utilisés
qu'il nous semble devoir interroger tant notre vocabulaire se
révèle d'un usage délicat et tant les notions
que nous utilisons s'avèrent faussement évidentes.
La racine latine salarium et le fait que ce mot soit
employé au Moyen Âge masquent, en effet, en partie
l'anachronisme de l'acception contemporaine du terme salaire,
et de ses dérivés. Le salaire a, de fait, été
généralement considéré par les historiens
comme une donnée économique évidente, de
base. L'usage du mot salaire dans le sens large de rémunération
du travail semble, a priori, permettre de passer outre
la diversité des modes de rémunération,
d'autant que ne sont généralement retenus dans
les études quantitatives que les salaires journaliers
exprimés en numéraire, c'est-à-dire ceux
qui se rapprochent le plus dans leur forme de notre conception
du salaire : " somme d'argent payable régulièrement
par l'employeur à celui qu'il emploie ". Le salarié
s'impose par ailleurs comme la figure familière d'une
personne liée à un employeur par un contrat de
travail et ayant comme source unique de revenus la somme que
lui verse (mensuellement) cet employeur en échange de
son travail. Mais c'est faire bien peu de cas, dans une démarche
historique, du fait que ces concepts nous sont strictement contemporains
: le verbe salarier demeure rare jusqu'au XVIIIe siècle
; le nom salarié n'est attesté avec son sens moderne
" qui reçoit un salaire d'un employeur " qu'à
partir de 1758 ; quant au mot salariat, il n'apparaît
pas avant le milieu du XIXe siècle. Il paraît indispensable,
en préalable à tout travail d'analyse, de définir
le plus précisément possible le vocabulaire que
nous employons, de prendre conscience de sa portée exacte.
Cela n'a jamais été tenté dans ce domaine
historique, ce qui, suivant que l'on a recours à une
acception plus ou moins large des termes, a pu entraîner
certaines confusions.
Ce sont, après les mots, les questionnements qui retiendront
notre attention. Dégager les acquis des travaux antérieurs
et les zones d'ombre qu'ils ont pu laisser doit nous permettre
d'orienter au mieux les recherches dans ce domaine. La réflexion,
pour cela, doit être menée sur une vaste échelle,
en tenant compte le plus largement possible de la bibliographie
et des sources (utilisées et utilisables) relatives à
notre objet (l'Occident médiéval) - ce qui devrait
être assumé au sein de l'équipe " porteuse
" grâce à la diversité des champs historiques
couverts par ses membres (tant du point de vue des milieux étudiés
que de la chronologie ou de la géographie). Cette approche
sera, en outre, ouverte à la collaboration de collègues
spécialistes d'autres périodes historiques. Il
nous semble également nécessaire, parallèlement,
de chercher à identifier clairement les emprunts (conceptuels
ou problématiques) faits par les historiens à
d'autres disciplines. Au-delà du simple constat des influences
ou des infléchissements subis par la démarche
historique, la confrontation des approches économique,
juridique, sociologique, théologique ou anthropologique
de la question du salaire et du salariat sera certainement profitable
aux historiens d'un point de vue méthodologique comme
dans le dégagement des apports spécifiques à
leur démarche.
Si les travaux historiques sur les salaires et le salariat ne
manquent pas, la réflexion large proposée sur
ces notions fait jusqu'à présent défaut.
Le dialogue entre disciplines est, sur ce point, quasiment inexistant,
tout comme les échanges entre médiévistes
et modernistes ou entre spécialistes du monde rural ou
urbain, du haut ou du bas Moyen Âge...
L'intérêt de cette première réunion
sera de raffermir les fondements de l'étude sur le salaire
et le salariat en la dégageant autant que possible de
présupposés ou de schémas interprétatifs
qui ont jusqu'à présent teinté ces notions
d'une évidence trompeuse, interposant divers filtres
entre l'historien et son objet.
II. Salarium, stipendium, dieta... Approche terminologique du
salaire
Une partie des difficultés rencontrées dans l'appréhension
des modes de rémunération médiévaux
repose sur l'assimilation faite entre salarium et salaire et
sur l'absence de nuances induite par le recours à un
terme unique. L'usage que les scribes médiévaux
firent de salarium n'a, toutefois, rien de comparable
avec celui que nous faisons de salaire. Tout d'abord, il faut
noter que ce mot n'est pas le plus employé pour désigner
la rétribution du travail. La Vulgate, par exemple, ne
l'utilise pas et lui préfère le terme merces.
Un simple sondage réalisé à partir du corpus
du centre Traditio litterarum Occidentalium donne par
ailleurs 516 occurrences pour merces contre seulement 10 pour
salarium.
Soulignons, ensuite, la diversité des termes rencontrés
à l'époque médiévale. Les textes
latins font, en effet, usage entre autres des mots : Salarium,
merces, stipendium, dieta, pretium, loquerium, vadium...
Et si la langue française actuelle distingue entre les
gages du domestique, le traitement des fonctionnaires civils,
la solde des militaires, les appointements des cadres supérieurs,
ou les honoraires du médecin..., l'homme médiéval
n'aurait-il pas usé lui aussi de nuances ?
Certains des termes sont donnés parfois comme équivalents
mais des emplois sélectifs se remarquent. Au sein de
la notion large de rémunération du travail, les
scribes médiévaux laissent ainsi apparaître
quelques nuances. Lorsque, par exemple, les statuts de la fabrique
d'Orvieto prévoient, en 1421, de recruter à l'année,
au mois, au jour ou à la tâche des : magistros,
laborantes, manuales et alios quoscumque operarios, et de
leur verser : Salaria vero, provisiones mercedes et pretia
competentia, on peut se demander s'il ne s'agit pas de salaires
de types différents.
L'histoire de ce vocabulaire reste à écrire et
à cerner dans ses subtilités et son évolution,
suivant une démarche de retour aux sources qui caractérise
assez largement la production historique de ces dernières
années. Notre propos est, au cours de cette seconde session,
de revenir au vocabulaire médiéval, de ne pas
chercher à plaquer une réalité contemporaine
sur les textes médiévaux mais d'envisager les
mots eux-mêmes comme des sources, nous inspirant en partie
pour cela des analyses lexicométriques développées
par les littéraires.
Nous entendons, en effet, prêter attention aux mots envisagés
individuellement et au sens dont ils sont chargés mais
également à l'éventail même des termes
utilisés, au vocabulaire et aux nuances qu'il peut induire.
Ayant conscience de la part prise par le rédacteur (du
fait de sa formation, de son origine géographique...)
dans l'usage de mots dont le sens n'est pas nécessairement
très rigide, nous nous attacherons à considérer
autant que possible ces questions de vocabulaire dans le cadre
d'ensembles homogènes.
Nous envisageons également de prêter attention
aux associations de mots qui laissent entendre que la rémunération
était parfois considérée comme quelque
chose de composite. Ainsi nous interrogerons-nous sur les mentions,
courantes, de paiements " pro salario et expensis
"(pour le salaire et les dépenses) ou " pro
suis salario et servicio " (pour ses salaire et service).
Il faut également tenir compte du fait que, dans de très
nombreux cas, ce que nous regroupons sous la notion de salaire
n'est tout simplement pas qualifié dans des sources qui
ne font mention que d'une somme versée : " tel jour
à Untel pour avoir fait ceci ou cela ".
Les scribes n'ont peut-être pas toujours trouvé
dans le vocabulaire dont ils disposaient un terme adapté
pour décrire une situation nouvelle. Les hésitations
et les emprunts nous semblent par-là à interroger
comme autant d'indices possibles de changements sociétaux.
Cela implique de s'intéresser à l'histoire même
des mots, aux idées ou aux notions dont ils ont pu être
chargés à différents moments de la période
médiévale.
L'équipe réunie est particulièrement armée
pour ce type d'analyse dans la mesure où elle se trouve
formée d'historiens des textes travaillant sur des ensembles
originaux, homogènes et aussi riches que les comptabilités
pontificales, ducales ou les registres notariaux méridionaux.
Elle sera, là encore, renforcée par la collaboration
de spécialistes des sources théologiques et de
linguistes.
Ces recherches contribueront à une meilleure appréhension
du vocabulaire de l'économie médiévale
mais leurs implications dépassent ce cadre strict puisqu'elles
ouvrent, par l'attention portée aux variations sémantiques
ou aux emprunts, sur une perception de changements sociétaux
importants.
III. Les formes du salaire (1) : Les modes de rémunération
du travail
Le salaire a, dans bien des cas, été envisagé
de manière quantitative : dans son évolution propre
au cours du Moyen Âge et dans son rapport aux prix des
produits, à travers la définition du niveau de
vie des salariés. Cette démarche est servie par
la diffusion de la pratique du travail salarié (selon
Penn et Dyer, les revenus de près d'un tiers de la population
anglaise prenaient en totalité ou partie la forme d'un
salaire, à la fin du Moyen Âge) . Ce type d'étude
s'est donné des règles d'enregistrement relativement
strictes que Hermann van der Wee a précisées dans
un article fameux de 1956 .
Ce dernier définit ainsi les conditions d'utilisations
scientifique et statistique de ces sources :
1-
Conditions d'homogénéité (unité
de lieu, de temps, de type et de qualité, de mesure,
de monnaie et d'unité de salaire) ;
2- Condition d'identité (ou possibilité d'identifier
l'auteur, le lieu et le temps de la transaction ainsi que le
type de service rémunéré) ;
3- Condition de " représentativité ",
qui ne retient que les données considérées
comme représentatives du marché authentique, sans
faveurs ou réductions particulières ;
4- Condition de continuité, qui propose des séries
sans lacunes importantes.
Alors
que tous les auteurs relèvent la diversité des
modes de rémunération du travail, on n'en est
venu, pour des raisons scientifiques, à n'envisager quantitativement
que les paiements à la journée exprimés
en numéraire. Plus encore, dans la mesure où "
des diverses activités urbaines, seule l'industrie du
bâtiment livre assez d'indications chiffrées pour
qu'une étude quantitative soit entreprise " , la
plupart des tableaux ou graphiques établis pour rendre
compte d'une évolution des salaires rendant elle-même
compte de l'évolution de la condition économique
des salariés, sont établis à partir de
comptabilités de construction.
Il ne s'agit pas, bien sûr, de nier l'intérêt
ou les apports de ce type d'analyses, mais, notre ambition étant
d'appréhender les notions de salaire et de salariat dans
leur ensemble ou dans toute leur complexité, nous ne
pouvons écarter a priori des pratiques - fussent-elles
marginales.
Il nous semble nécessaire, là encore, de reprendre
le problème à la base et de nous interroger, par
exemple, sur l'existence même de la rémunération.
" Tout travail mérite salaire ". Le rappel
de cette sentence par certains notaires de la fin du Moyen Âge
au moment des embauches questionne sur la pratique de la rémunération
du travail. On peut douter qu'au sein de la famille il ait été
question de payer le travail. Que dire, de même, des corvées
ou de la Donatio persone et operum, de l'esclavage ?
L'histoire de la famille ou celle des diverses formes de dépendance
ont attiré l'attention sur ces aspects du monde du travail,
qui nous semblent devoir être intégrés pleinement
à une interrogation sur salaire et salariat.
Quant aux différentes modes de rémunération,
le Larousse du XXe siècle pose ainsi le problème
dans son édition de 1933 :
" Le mode de salaire le plus simple et le plus général
est le salaire au temps (heure, journée, quinzaine ou
mois). Mais il présente un grave inconvénient
: celui de ne pas inciter l'ouvrier à augmenter sa productivité
(...). c'est pourquoi l'on a créé d'autres modes
de salaires, tel que le travail à la tâche, les
primes et majorations de salaire, la participation aux bénéfices
".
Le rédacteur ne précise pas la chronologie de
cette " évolution " mais ces différentes
possibilités sont déjà attestées
dans les derniers siècles du Moyen Âge. L'éventail
des manières de récompenser un service est immense
(que dire, par exemple, des cadeaux faits à un messager
ou à un ambassadeur ? ). Et cette multiplicité
des solutions souligne le fait que le mode de rémunération
est le fruit d'un choix et pas une pratique s'imposant d'elle-même.
Apprécier la portée ou la nature sociale de ce
choix (dans le cas du rapport salarial) nous paraît imposer,
ce qui n'a jamais été tenté, de chercher
à appréhender les implications ou les éventuelles
raisons techniques (soucis d'économie, de rapidité,
minutie du travail demandé...) qui ont pu peser dans
l'adoption de tel ou tel mode de rémunération
du travail.
Des sources existent pour envisager ce problème, à
l'exemple du traité dans lequel l'architecte milanais
Filarete, explique, vers le milieu du XVe siècle, que
:
" tous les travaux qui se présentent dans une construction
ne peuvent se donner au forfait parce que certains sont difficiles
à estimer avant qu'ils soient faits " " Et
quelquefois, il arrive que quelqu'un en donnera à faire
(à forfait) pour l'avoir à meilleur marché
et ainsi le maître se trouvera - par envie, par cupidité
ou par besoin - à faire un travail qu'il ne pourra pas
faire et lui, voyant qu'il ne peut le faire et y gagner quelque
chose, pour s'en débarrasser au plus vite fera un mauvais
travail ".
Ce n'est que par leur collection et le rapprochement de données
isolées que l'on pourra tenter de se faire une idée
de la perception médiévale de ces alternatives.
L'attention portée au choix implique également
de s'interroger sur la personne qui choisit. Les travaux de
Nora Kenyon montrent ainsi qu'en Angleterre, dans la seconde
moitié du XIVe siècle, les engagements courts
n'étaient pas imposés par les patrons mais recherchés
par les ouvriers parce qu'ils leur laissaient plus de liberté
et leur offraient de meilleurs revenus.
Quant à savoir quelle forme de rémunération
était la plus répandue... Les historiens ont généralement
considéré que le travail au temps était
le plus fréquent mais des nuances se font jour suivant
les domaines considérés. La diversité des
angles d'approches adoptés par les membres de notre équipe
permettra, sur ce point, de proposer un certain nombre de comparaisons
et d'envisager la part prise, dans la perception que nous avons
de ce phénomène, par la nature des documentations
utilisées.
IV. Les formes du salaire (2) : Évaluation des rémunérations
Le
salaire au temps pouvait fort variable, sur un chantier. À
l'intérieur d'une même catégorie d'ouvriers,
des différences se font ainsi souvent jour. À
Carnavon, en 1304, on ne compte pas moins de 17 niveaux de salaire
différents pour les 53 maçons engagés ;
à Ely, ce sont 7 niveaux de salaire pour 9 maçons
et à York, 5 niveaux pour 29 maçons... Ces différences
ont été relevées depuis longtemps par les
historiens, qui ont mis en évidence divers critères
de distinction, mais aucune étude systématique
n'a été engagée sur cette question. Nous
nous proposons, ici, de partir des écrits théologiques
et notamment de la notion de " juste salaire ". Car
si le salaire a pour but premier de couvrir les besoins de l'ouvrier,
la justice du salaire - telle que l'entendaient les scolastiques
- admettait des fluctuations basées notamment sur le
caractère plus ou moins laborieux, difficile ou productif
du travail. De la théorie, nous passerons aux pratiques
à partir de l'immense documentation réunie depuis
des décennies sur les salaires. Nous nous proposons d'examiner
tour à tour chaque paramètre et d'en envisager
la portée en fonction de l'époque et du mileu.
Nous
avons retenu les critères suivants :
a-
Durée quotidienne du travail
L'unité de temps la plus fréquente est la journée
mais cette unité est divisible et il n'est pas sans
intérêt pour l'histoire du travail de chercher
à cerner l'apparition, à la fin du Moyen Âge,
du salaire horaire.
b.
La qualification :
Les échelles de salaires peuvent ainsi s'expliquer par
les qualités propres de chaque individu (âge, force
physique, compétences techniques...). Mais les différences
provenaient également du type d'activité exercé.
D'après M. Baulant , ce n'est que dans la seconde moitié
du XVIIe siècle que se firent vraiment sentir des différences
de salaire entre spécialités. Des nuances sont
toutefois perceptibles dès la période médiévale,
au palais de Woodstock, notamment, où les comptes de
1346 enregistrent des salaires de 2 deniers par jour pour le
maçon, contre 3 d. pour le charpentier, 2 d. pour le
couvreur et 4 d. pour le plombier. Notre étude pourrait
contribuer à préciser cette chronologie. L'attention
portée aux écrits théologiques - notamment
scolastiques - devrait permettre de donner toute leur place,
dans les études économiques, à des critères
plus " sociaux " si l'on tient compte du fait, par
exemple, que, selon Henri de Langenstein (1340 ? - 1397), "
de vivre selon sa condition " ou, selon saint Bernardin
de Sienne (1380-1444) " juxta status sui conditionem
" : une expression souvent reprise par les actes de la
pratique. Le compagnon est ainsi moins payé que le maître
en raison notamment de sa position sociale inférieure.
c.
La localisation :
Des différences ont été notées
entre les salaires urbains et ruraux. Mais il faudrait également
examiner la part prise, ici, par la coutume du pays et l'estimation
commune.
d.
Le contexte socio-économique :
L'offre et la demande de main-d'uvre ont connu des fluctuations
qui ont provoqué des mouvements de salaire. C'est là
l'un des critères les mieux étudiés et
pour lequel notre entreprise bénéficiera de
nombreux travaux (notamment anglo-saxons) de grande valeur.
e.
La durée de l'embauche :
Il est coutumier de remarquer que le salaire, en " équivalent
horaire " diminue alors qu'augmente la durée de
l'embauche ou l'importance du travail demandé : cette
évolution inverse suit-elle une progression linéaire
ou bien est-elle scandée par des seuils ? Ce paramètre
nous paraît particulièrement important pour saisir
la logique des types d'embauche et, de là le type de
lien unissant l'ouvrier à son employeur.
f.
Négociation à l'embauche :
Le salaire est aussi question d'appréciation individuelle,
de liens personnels. Cette dimension, rarement évoquée,
nous semble envisageable à partir des travaux bio ou
prosopographiques engagés par plusieurs des membres
de notre groupe de travail.
g.
accords " sectoriels " :
Le salaire, enfin, peut être le fruit de négociations
ou de concessions collectives que des études centrées
sur certains secteurs de production comme le bâtiment
mettent en évidence.
h.
Ordonnances :
L'accent a été mis sur les ordonnances promulguées
pour endiguer le renchérissement des salaires après
la Peste Noire, mais ce type d'intervention est attesté
bien antérieurement et un travail de fond sur la réglementation
du travail reste à faire, notamment au niveau communal.
V.
Nature, rythme et délais de règlement du salaire
Il
s'agit, dans cette cinquième rencontre d'envisager la
réalité du salaire, c'est-à-dire non seulement
la nature de la rémunération (numéraire,
nature, service...) mais le rythme de versement du salaire et
le temps mis par l'employeur à s'acquitter de sa dette.
Les conventions passées entre employeur et employé
évaluent certes le plus souvent les salaires en numéraire
mais leurs quittances montrent que la pratique du paiement en
nature est, encore à la fin du Moyen Âge, très
répandue. Si certains termes - comme la Saint-Michel
- sont récurrents dans le monde rural, le rythme des
paiements des salaires n'a, de manière générale,
jamais été étudié. Pour les ouvriers
employés pour une longue durée, payait-on au mois,
par trimestre, semestre, année ? Ces rythmes sont-ils
différents en milieu urbain et rural ? De même,
nous observons dans bien des cas une distorsion entre les rythmes
de paiement prévus par contrat et les dates données
dans les quittances. Comment, concrètement, s'effectuent
les paiements ? Pour les ouvriers de bras travaillant à
la journée, les maîtres artisans embauchés
sur les chantiers ou les châtelains, les différences
sont extrêmes : pour les premiers, chaque soir, des centaines
de deniers distribués de la main à la main ; pour
les seconds, des rétributions associées du travail,
de transport et d'achat de matériaux payées à
la réception des travaux mais aussi des avances ; pour
les derniers, des salaires décomptés de recettes
annuelles régulièrement négatives et donc
bloqués, non endossés, seulement régularisés
à la sortie de charge quand les comptes sont fermés,
c'est-à-dire souvent après plusieurs années
de services et de crédit forcé.
Les modalités de paiement du travail sont si diverses
qu'à l'étude du salaire il faut associer et confronter
celles de la ristourne, de la gratification et du crédit
: des dispositifs de la pratique certes pour une bonne part
taisibles mais biens réels et qui se lisent au travers
des incohérences entre les prix unitaires et les sommes
globales, des disparités dans les calendriers des recettes
et des dépenses.
Sources judiciaires mais aussi compromis et quittances doivent,
dans ce cas, nous permettre d'appréhender, au-delà
de la théorie et du contrat, la réalité
du salaire. Encore une fois, le travail mené, à
partir de séries importantes de documents originaux,
par les chercheurs réunis autour de ce projet nous paraît
être un des moyens d'approcher cette facette du salariat.
Cette rencontre a pour ambition de contribuer à ancrer
les données chiffrées exprimées dans les
comptabilités ou les contrats dans leur réalité
médiévale. Elle s'inscrit dans la lignée
des travaux qui ont conduit les historiens de l'économie
à affiner considérablement les critères
de perception du niveau de vie des personnes, et les complète.
VI.
Essai de synthèse et dégagement de perspectives
La
dernière séance devrait permettre de dresser le
bilan de ce cycle et d'envisager sa finalisation qui pourrait
prendre deux formes :
- la publication sous une forme synthétique des travaux
de ces sessions ;
- l'organisation d'un colloque international.
Il
nous paraît important de prendre le temps, en conclusion,
de revenir sur les acquis méthodologiques de nos échanges.
La multiplication des points de vue et l'interdisciplinarité
adoptés ont, en effet, pour objet de concentrer l'attention
sur les notions plus que sur les faits ou les données
quantitatives, et de permettre, par là, de s'attacher
à la reformulation nécessaire d'une question historique.
La mise en évidence des présupposés contemporains
qui cantonnent notre approche du problème du salaire
et du salariat à certains questionnements, le dégagement
des composantes économiques mais aussi techniques, théologiques,
sociales ou symboliques du salaire, l'attention portée
à des nuances jusque là gommées, doivent
contribuer à ouvrir divers champs de recherche encore
inexplorés et à éprouver les moyens (sources,
techniques d'analyse...) à la disposition des chercheurs
pour y parvenir. Nos travaux pourraient ainsi déboucher
sur la mise au point d'un outil dont les applications en matière
d'histoire économique dépasseraient largement
le cadre du Moyen Âge.
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