Economie et Société médiévale
La formation des communautés d'habitants au Moyen Âge
responsable Joseph Morsel

 

programme
Communautés d'habitants
équipe





Ce programme se situe dans le prolongement des programmes de recherche des années antérieures, en particulier ceux portant sur " Le prélèvement seigneurial ", " Le marché de la terre " et " La production des identités sociales ", qui ont tous fait apparaître le caractère central du cadre communautaire (et notamment villageois) pour l'organisation et le fonctionnement des rapports sociaux envisagés [ voir « Les logiques communautaires entre logiques spatiales et logiques catégorielles (XIIe-XVe siècles », intervention faite à São Paulo dans le cadre de la rencontre Le Moyen Âge vu d’ailleurs, II . Il s'articule en outre étroitement à celui sur " La circulation des biens ", en cours d'organisation lui aussi, dans la mesure où l'appartenance communautaire se réalise également à travers certains modes de circulation des biens, comme l'avaient fait apparaître les études sur les chartes de franchises. De même, " La crise de 1300 " ne peut pas ne pas avoir eu des dimensions et des implications communautaires (écrasement fiscal, villages désertés, etc.), de même que le problème des migrations et de leur corollaire anthroponymique se pose également à travers le changement d'appartenance communautaire. Ceci impose donc de clarifier le sens de cette appartenance, donc du processus communautaire lui-même.

L'objectif de ce programme est donc de reprendre à frais nouveaux un problème concernant l'ensemble de l'Occident médiéval à partir du XIe s. et qui a connu une certaine vogue durant ces vingt dernières années dans divers pays, où l'on s'est toutefois appuyé sur des présupposés notionnels et méthodologiques très différents (le rôle central des communaux en Allemagne selon K.S. Bader, le communalisme de P. Blickle, le caractère décisif de la conscience communautaire selon R. Fossier, l'héritage wisigothique chez divers auteurs espagnols ou latino-américains, etc...). Il n'existe ainsi pas d'approche scientifique internationale du phénomène, mais une collection d'approches particulières qui rendent particulièrement difficiles un croisement et une comparaison des données. Par ailleurs, beaucoup de travaux se sont focalisés principalement sur le problème de l'autonomie (ou non) desdites communautés, en s'appuyant éventuellement sur l'examen des chartes de franchises/coutumes ou des fueros, et/ou en mettant en parallèle (voire équivalence implicite) communautés d'habitants et communes. À cela s'ajoute encore une séparation fréquente des travaux portant sur communautés rurales et communautés urbaines.

Étant donné la généralité et l'importance du phénomène des communautés d'habitants, qui touche tant les aspects matériels qu'idéels de la société médiévale (et moderne), il est impératif de dépasser les divers enfermements théoriques au profit d'une approche commune qui, seule, serait susceptible, d'une part, de faire apparaître les nuances et particularités de tel espace ou écosystème par rapport aux autres ; d'autre part d'intégrer mieux que cela n'a été fait jusqu'alors les résultats archéologiques (quand il y en a) ; enfin de tenir l'équilibre entre l'examen des aspects matériels et idéels du phénomène. En particulier, il serait souhaitable de se placer dans une perspective qui permette de dépasser l'approche en définitive intentionnaliste de beaucoup de travaux (qui envisagent la formation des communautés comme le résultat d'une volonté ou stratégie seigneuriale, cléricale ou paysanne), au profit d'une approche plus abstraite (fondée sur l'examen des rapports sociaux configurés par le processus), plus orientée vers le comment ? que vers le pourquoi ?

On propose ainsi, pour amorcer le travail, l'hypothèse suivante : l'avènement des communautés d'habitants constitue l'aboutissement d'un processus multi-séculaire d'encadrement social, fondé à la fois et indissolublement sur la fixation au sol de la population (fixation d'autant plus efficace qu'elle devient, au sens de P. Bourdieu, de plus en plus " douce ", ou " symbolique ", schématiquement : par le passage du servage à l'appartenance paroissiale et à " l'esprit de clocher ") et sur la marginalisation des rapports de parenté au sein du système social (qui aboutit à ne plus faire de l'appartenance parentale le fondement de l'appartenance sociale, i.e. du positionnement au sein des rapports de production). Le remplacement historique (ici schématisé) des rapports de parenté par des rapports autour du sol - que la question du pourquoi ? ne permet évidemment pas d'éclairer - reposerait ainsi à la fois :


1) sur la désarticulation des solidarités parentélaires par les contraintes exogamiques massives auxquelles la société occidentale a été soumise à partir de l'époque carolingienne et dont le contrôle clérical s'accroît depuis le XIe s. (même si leur respect absolu n'a jamais été obtenu - mais pas non plus réellement visé). C'est d'ailleurs dans le cadre des communautés d'habitants que ce contrôle s'organise de plus en plus, avec la collaboration des habitants eux-mêmes (bans de mariage, visites pastorales, charivari, etc.) ;
2) sur la promotion de formes parentales alternatives, le modèle de la famille conjugale (dont la pertinence sociale est garantie à la fois par le modèle matrimonial et par le système " fiscal " centré sur le " feu ") et la parenté spirituelle - fondée sur le baptême qui non seulement déclasse symboliquement la naissance charnelle, mais en outre crée ipso facto un rapport de parenté entre tous les chrétiens (dits " prochains ", proximi), qui n'exclut pas des proximités spirituelles plus marquées (parrainage, confréries) ;
3) sur la promotion d'une logique spatiale qui conduit à considérer que l'appartenance sociale est médiatisée par l'appartenance spatiale : tel mode d'inscription spatiale (i.e. la manière d'être en tel endroit) définit non seulement l'identité sociale de la personne (éventuellement dès son anthroponyme, sinon à travers des catégorisations comme " ceux de [tel lieu] ", " les bourgeois de Paris ", etc.), mais surtout les rapports entre ceux qui relèvent de la même unité spatiale (ce qui présuppose un découpage idéel de l'espace, en particulier en lieux).


L'avènement des communautés d'habitants correspond ainsi à celui d'une morphologie sociale spécifique : un ensemble de feux (plus ou moins aggloméré) dont la cohésion ne repose pas sur des rapports de parenté (même s'il peut y avoir une certaine endogamie) mais sur l'idée d'appartenance commune à un même espace (référé à un lieu) ; l'articulation des feux correspond essentiellement à l'organisation productive, dont la reproduction à long terme est assurée par la fixation accrue des populations à l'espace habité. L'examen de la formation des communautés d'habitants impose ainsi une approche multi-dimensionnelle, prenant en compte à la fois la parenté, l'organisation productive, les catégories sociales, les pratiques cultuelles, l'organisation de l'habitat, les représentations spatiales, etc.

Si l'on admet que la caractéristique principale du rapport social qui se met en place à travers l'avènement des communautés d'habitants est sa dimension spatiale (non seulement structurelle, mais aussi référentielle), il importe alors de prêter une attention particulière à la seconde partie du syntagme " communauté d'habitants " (raison pour laquelle le programme pourrait aussi être intitulé " Qu'est-ce qu'habiter ? "). En effet, " habiter " ne peut être réduit à un besoin anthropologique primaire, celui d'avoir un toit sur la tête : habiter est une pratique spatiale qui réalise concrètement (i.e. matériellement et formellement) un rapport social ou un ensemble de rapports sociaux et qui concerne tout autant l'identité sociale des personnes (manentes, habitantes, einwohner, etc.) que l'organisation des unités d'habitation (" 
maison ", " feu ", domus, haus, casa, etc.) et les rapports entre ces unités (voisinage, organisation de la production à l'échelle de la communauté). L'unité de base de la communauté d'habitants, le " feu ", constitue en effet non seulement une unité de résidence durable (une demeure), mais aussi une unité de production intégrée. C'est pourquoi on pourrait peut-être le caractériser comme une " unité d'occupation " (en jouant sur les deux sens du verbe " occuper " : l'unité que l'on occupe et dans laquelle on s'occupe).

Mais c'est aussi pourquoi il importe de ne pas examiner séparément le cas rural et le cas urbain : car si l'on peut admettre aisément que dans le cas rural, la communauté d'habitants constitue en même temps une structure de production (agricole), la ville, caractérisée par la division du travail et la mono-activité de chaque feu, semble correspondre assez mal à une telle corrélation. Or, on sait que la période en question est également celle qui voit l'apparition de l'organisation urbaine des " métiers ", habituellement conçus comme une sorte de précurseurs de la Sécurité Sociale et comme les signes du caractère anti-libéral de l'économie médiévale : mais on observera sans peine que cette structuration sert en fait bien plutôt à faire de la ville le cadre de l'organisation productive de chaque secteur artisanal, qui produit désormais des objets " de la ville ". L'organisation des " métiers " est ainsi précisément ce qui permet à la ville (et donc à la communauté d'habitants) de fonctionner comme cadre d'organisation productive - ce qui montre tout l'intérêt d'aborder le problème de la formation des communautés d'habitants de façon large.