Ce
programme se situe dans le prolongement des programmes de recherche
des années antérieures, en particulier ceux portant
sur " Le prélèvement seigneurial ",
" Le marché de la terre " et " La production
des identités sociales ", qui ont tous fait apparaître
le caractère central du cadre communautaire (et notamment
villageois) pour l'organisation et le fonctionnement des rapports
sociaux envisagés [ voir « Les
logiques communautaires entre logiques spatiales et logiques
catégorielles (XIIe-XVe siècles », intervention
faite à São Paulo dans le cadre de la rencontre Le Moyen
Âge vu d’ailleurs, II . Il s'articule en outre étroitement
à celui sur " La circulation des biens ", en
cours d'organisation lui aussi, dans la mesure où l'appartenance
communautaire se réalise également à travers
certains modes de circulation des biens, comme l'avaient fait
apparaître les études sur les chartes de franchises.
De même, " La crise de 1300 " ne peut pas ne
pas avoir eu des dimensions et des implications communautaires
(écrasement fiscal, villages désertés,
etc.), de même que le problème des migrations et
de leur corollaire anthroponymique se pose également
à travers le changement d'appartenance communautaire.
Ceci impose donc de clarifier le sens de cette appartenance,
donc du processus communautaire lui-même.
L'objectif de ce programme est donc de reprendre à frais
nouveaux un problème concernant l'ensemble de l'Occident
médiéval à partir du XIe s. et qui a connu
une certaine vogue durant ces vingt dernières années
dans divers pays, où l'on s'est toutefois appuyé
sur des présupposés notionnels et méthodologiques
très différents (le rôle central des communaux
en Allemagne selon K.S. Bader, le communalisme de P. Blickle,
le caractère décisif de la conscience communautaire
selon R. Fossier, l'héritage wisigothique chez divers
auteurs espagnols ou latino-américains, etc...). Il n'existe
ainsi pas d'approche scientifique internationale du phénomène,
mais une collection d'approches particulières qui rendent
particulièrement difficiles un croisement et une comparaison
des données. Par ailleurs, beaucoup de travaux se sont
focalisés principalement sur le problème de l'autonomie
(ou non) desdites communautés, en s'appuyant éventuellement
sur l'examen des chartes de franchises/coutumes ou des fueros,
et/ou en mettant en parallèle (voire équivalence
implicite) communautés d'habitants et communes. À
cela s'ajoute encore une séparation fréquente
des travaux portant sur communautés rurales et communautés
urbaines.
Étant donné la généralité
et l'importance du phénomène des communautés
d'habitants, qui touche tant les aspects matériels qu'idéels
de la société médiévale (et moderne),
il est impératif de dépasser les divers enfermements
théoriques au profit d'une approche commune qui, seule,
serait susceptible, d'une part, de faire apparaître les
nuances et particularités de tel espace ou écosystème
par rapport aux autres ; d'autre part d'intégrer mieux
que cela n'a été fait jusqu'alors les résultats
archéologiques (quand il y en a) ; enfin de tenir l'équilibre
entre l'examen des aspects matériels et idéels
du phénomène. En particulier, il serait souhaitable
de se placer dans une perspective qui permette de dépasser
l'approche en définitive intentionnaliste de beaucoup
de travaux (qui envisagent la formation des communautés
comme le résultat d'une volonté ou stratégie
seigneuriale, cléricale ou paysanne), au profit d'une
approche plus abstraite (fondée sur l'examen des rapports
sociaux configurés par le processus), plus orientée
vers le comment ? que vers le pourquoi ?
On propose ainsi, pour amorcer le travail, l'hypothèse
suivante : l'avènement des communautés d'habitants
constitue l'aboutissement d'un processus multi-séculaire
d'encadrement social, fondé à la fois et indissolublement
sur la fixation au sol de la population (fixation d'autant plus
efficace qu'elle devient, au sens de P. Bourdieu, de plus en
plus " douce ", ou " symbolique ", schématiquement
: par le passage du servage à l'appartenance paroissiale
et à " l'esprit de clocher ") et sur la marginalisation
des rapports de parenté au sein du système social
(qui aboutit à ne plus faire de l'appartenance parentale
le fondement de l'appartenance sociale, i.e. du positionnement
au sein des rapports de production). Le remplacement historique
(ici schématisé) des rapports de parenté
par des rapports autour du sol - que la question du pourquoi
? ne permet évidemment pas d'éclairer - reposerait
ainsi à la fois :
1) sur la désarticulation des solidarités parentélaires
par les contraintes exogamiques massives auxquelles la société
occidentale a été soumise à partir de
l'époque carolingienne et dont le contrôle clérical
s'accroît depuis le XIe s. (même si leur respect
absolu n'a jamais été obtenu - mais pas non
plus réellement visé). C'est d'ailleurs dans
le cadre des communautés d'habitants que ce contrôle
s'organise de plus en plus, avec la collaboration des habitants
eux-mêmes (bans de mariage, visites pastorales, charivari,
etc.) ;
2) sur la promotion de formes parentales alternatives, le
modèle de la famille conjugale (dont la pertinence
sociale est garantie à la fois par le modèle
matrimonial et par le système " fiscal "
centré sur le " feu ") et la parenté
spirituelle - fondée sur le baptême qui non seulement
déclasse symboliquement la naissance charnelle, mais
en outre crée ipso facto un rapport de parenté
entre tous les chrétiens (dits " prochains ",
proximi), qui n'exclut pas des proximités spirituelles
plus marquées (parrainage, confréries) ;
3) sur la promotion d'une logique spatiale qui conduit à
considérer que l'appartenance sociale est médiatisée
par l'appartenance spatiale : tel mode d'inscription spatiale
(i.e. la manière d'être en tel endroit) définit
non seulement l'identité sociale de la personne (éventuellement
dès son anthroponyme, sinon à travers des catégorisations
comme " ceux de [tel lieu] ", " les bourgeois
de Paris ", etc.), mais surtout les rapports entre ceux
qui relèvent de la même unité spatiale
(ce qui présuppose un découpage idéel
de l'espace, en particulier en lieux).
L'avènement des communautés d'habitants correspond
ainsi à celui d'une morphologie sociale spécifique
: un ensemble de feux (plus ou moins aggloméré)
dont la cohésion ne repose pas sur des rapports de parenté
(même s'il peut y avoir une certaine endogamie) mais sur
l'idée d'appartenance commune à un même
espace (référé à un lieu) ; l'articulation
des feux correspond essentiellement à l'organisation
productive, dont la reproduction à long terme est assurée
par la fixation accrue des populations à l'espace habité.
L'examen de la formation des communautés d'habitants
impose ainsi une approche multi-dimensionnelle, prenant en compte
à la fois la parenté, l'organisation productive,
les catégories sociales, les pratiques cultuelles, l'organisation
de l'habitat, les représentations spatiales, etc.
Si l'on admet que la caractéristique principale du rapport
social qui se met en place à travers l'avènement
des communautés d'habitants est sa dimension spatiale
(non seulement structurelle, mais aussi référentielle),
il importe alors de prêter une attention particulière
à la seconde partie du syntagme " communauté
d'habitants " (raison pour laquelle le programme pourrait
aussi être intitulé " Qu'est-ce qu'habiter ?
"). En effet, " habiter " ne peut être
réduit à un besoin anthropologique primaire, celui
d'avoir un toit sur la tête : habiter est une pratique
spatiale qui réalise concrètement (i.e. matériellement
et formellement) un rapport social ou un ensemble de rapports
sociaux et qui concerne tout autant l'identité sociale
des personnes (manentes, habitantes, einwohner, etc.) que l'organisation
des unités d'habitation (" maison
", " feu ", domus, haus, casa,
etc.) et les rapports entre ces unités (voisinage, organisation
de la production à l'échelle de la communauté).
L'unité de base de la communauté d'habitants,
le " feu ", constitue en effet non seulement une unité
de résidence durable (une demeure), mais aussi une unité
de production intégrée. C'est pourquoi on pourrait
peut-être le caractériser comme une " unité
d'occupation " (en jouant sur les deux sens du verbe "
occuper " : l'unité que l'on occupe et dans laquelle
on s'occupe).
Mais c'est aussi pourquoi il importe de ne pas examiner séparément
le cas rural et le cas urbain : car si l'on peut admettre aisément
que dans le cas rural, la communauté d'habitants constitue
en même temps une structure de production (agricole),
la ville, caractérisée par la division du travail
et la mono-activité de chaque feu, semble correspondre
assez mal à une telle corrélation. Or, on sait
que la période en question est également celle
qui voit l'apparition de l'organisation urbaine des " métiers
", habituellement conçus comme une sorte de précurseurs
de la Sécurité Sociale et comme les signes du
caractère anti-libéral de l'économie médiévale
: mais on observera sans peine que cette structuration sert
en fait bien plutôt à faire de la ville le cadre
de l'organisation productive de chaque secteur artisanal, qui
produit désormais des objets " de la ville ".
L'organisation des " métiers " est ainsi précisément
ce qui permet à la ville (et donc à la communauté
d'habitants) de fonctionner comme cadre d'organisation productive
- ce qui montre tout l'intérêt d'aborder le problème
de la formation des communautés d'habitants de façon
large.
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