La formation des communautés d’habitants
au Moyen Âge

Perspectives historiographiques
Xanten (R.F.A.), 19-22 juin 2003

 

 

Sommaire

Joseph Morsel, Indroduction
Élisabeth Zadora-Rio, L’archéologie des communautés d’habitants
Juliette Dumasy, L'approche des communautés rurales par le biais des communaux. Autour de Nadine Vivier et Nicole Lemaître
Emmanuel Huertas,
Les communautés d’habitants en Italie aux XIe-XIIe siècles. Parcours historiographique

Patrice Beck, Lecture d’Osvaldo Raggio, Faide e parentele. Lo stato genovese visto dalla Fontanabuona (1990)
Pascual Martinez Sopena, L’historiographie espagnole
Roland Viader , Lecture de José Angel García de Cortázar, La sociedad rural en la España medieval
Monique Bourin , L’historiographie de la France du Sud
Ghislain Brunel, Aux origines des communautés d’habitants. L’exemple de la France du Nord
Sandro Carocci, Lecture de Samuel Leturcq, En Beauce, du temps de Suger aux temps modernes. Microhistoire d’un territoire d’openfield (2001)

Chris Dyer, L’historiographie britannique
Lluis To Figueira, Lecture de Wendy Davies, Small worlds. The village community
in early medieval Brittany
Ludolf Kuchenbuch, L’historiographie allemande
Joseph Morsel, Lecture de Peter Blickle Kommunalismus.
Skizzen einer gesellschaftlichen Organisationsforman
Joseph Morsel, Observations finales

[Les textes de cette rencontre ne sont pas encore tous disponibles. Nous espérons compléter ce travail ; 11 avril 2005]

 


 

Introduction*

Joseph Morsel

Université Panthéon-Sorbonne (Paris I)
Institut Universitaire de France

 

Mais puisque le mal est là tout entier ! Dans les mots ! Nous avons tous en nous un monde de choses, chacun d’entre nous un monde de choses qui lui est propre ! Et comment pouvons-nous nous comprendre, monsieur, si je donne aux mots que je prononce le sens et la valeur de ces choses telles qu’elles sont en moi, alors que celui qui les écoute les prend inévitablement dans le sens et avec la valeur qu’ils ont pour lui, le sens et la valeur de ce monde qu’il a en lui ? On croit se comprendre ; on ne se comprend jamais !

(Luigi Pirandello, Six personnages en quête d’auteur, 1958)

 

Du 19 au 22 juin 2003 a eu lieu à Xanten (R.F.A.) une table ronde portant sur « La formation des communautés d’habitants au Moyen Âge. Perspectives historiographiques », organisée par Ludolf Kuchenbuch, Dieter Scheler et moi-même, grâce à un montage financier faisant intervenir l’École Française de Rome, la Fritz-Thyssen-Stiftung, l’Institut Universitaire de France et la Volksbank Xanten. Cette table ronde était elle-même conçue comme le premier volet théorique d’un programme pluriannuel, mené par un ensemble de chercheurs issus de divers horizons géographiques qui ont depuis plusieurs années pris l’habitude de se rencontrer autour de programmes d’histoire socio-économique médiévale, principalement à l’instigation de Monique Bourin. Mais comme de coutume aussi lors des diverses rencontres, cet ensemble s’est élargi à cette occasion à des collègues qui s’intéressent au type de problème que nous traitons.

         Certains autres collègues auraient aimé être parmi nous, mais en ont été empêchés en raison d’engagements pressants ailleurs : parmi ceux-ci, je mentionnerai notamment, en tant que participant actif prévu à cette rencontre, l’ethnologue Dionigi Albera, qui s’est cependant engagé à fournir ultérieurement le texte prévu à Xanten sur les communautés d’habitants chez les ethno-anthropologues, mais aussi à lire les textes qui seront prononcés ici et à les commenter de son point de vue. Je signalerai aussi Chris Wickham, qui est lui-même l’un des pivots essentiels de notre groupe de recherche et dont l’ouvrage Comunità e clientele de 1995[1] constitue une sorte de socle pour notre réflexion, mais qui a précisément préféré ne pas participer à notre présente rencontre afin de nous laisser entièrement libres de discuter – et donc aussi de critiquer éventuellement son approche.

 

I.– Aux sources de nos incompréhensions mutuelles

J’ai parlé plus haut de « premier volet théorique » : cette première rencontre doit en effet servir d’une part à reconnaître le terrain sur lequel nous nous mouvons, mais aussi, d’autre part, à vérifier l’opportunité de travailler sur le thème en question.

         Il s’agirait en principe de reprendre à frais nouveaux, dans la mesure du possible, un problème concernant l’ensemble de l’Occident médiéval à partir des Xe-XIe s. et qui a connu une certaine vogue durant ces vingt dernières années dans divers pays, où l’on s’est toutefois appuyé sur des présupposés notionnels et méthodologiques très différents et qui s’ignorent très largement : à titre d’exemple et sauf erreur de ma part, on peut signaler la méconnaissance quasiment absolue en France des débats allemands autour du « communalisme » de Peter Blickle, et inversement le passage inaperçu en Allemagne de l’« encellulement » de Robert Fossier. Il n’existe ainsi pas d’approche scientifique internationale du phénomène, mais une collection d’approches particulières qui rendent particulièrement difficiles un croisement et une comparaison des données : c’est ce qu’avait déjà signalé C. Wickham, au moment de passer en revue les travaux italiens, espagnols, français et anglais sur la formation des « communes rurales » dans son ouvrage déjà mentionné (et qui reste lui-même encore mal connu, malgré sa traduction française).

 

On pourrait se contenter, pour justifier notre présence ici, d’insister sur la généralité et l’importance du phénomène des communautés d’habitants en Occident à partir des Xe-XIe s., dont il importerait de comprendre les origines et l’ampleur. Mais on échapperait alors difficilement au risque de voir ce phénomène relativisé par des historiens qui n’en feraient qu’une manifestation parmi d’autres de ce que Pierre Michaud-Quantin a appelé « le mouvement communautaire » et qu’il étudie principalement entre le milieu du XIIe et le milieu du XIIIe siècle[2]. Il importe cependant de remarquer que ce que P. Michaud-Quantin considère comme « mouvement communautaire » réside principalement dans la floraison d’associations et communautés jurées (fondées sur un serment mutuel), ce qui pose précisément la question de la place des communautés d’habitants (dont le recours au serment est peu clair, même si P. Blickle tend à supposer son usage général, même à la campagne). Qui plus est, on peut certainement tout autant dire de la notion de « mouvement communautaire » de P. Michaud-Quantin ce que dit C. Wickham de celle de « mouvement associatif » de Gioacchino Volpe, à savoir qu’il s’agit d’une notion « un peu amorphe » c’est-à-dire, comme on dit de nos jours, un concept mou.

         Par ailleurs, on a souvent signalé qu’il existe un rapport entre les problématiques historiennes et les problèmes contemporains auxquels sont confrontés les historiens. Il n’est alors peut-être pas inutile de s’interroger sur le sens que pourrait avoir, dans notre société, le fait de se pencher sur les origines des communautés d’habitants. Travail évidemment bien trop complexe à faire pour être exécuté en un tournemain ici – et je me contenterai donc de quelques observations impressionnistes, qui visent à montrer que les communautés d’habitants sont loin de constituer un matériau neutre et donc que nous courrons toujours le risque d’y projeter des fantasmes sociaux contemporains. Nous verrons d’une part P. Blickle clamer, à la suite de Tocqueville, tout le bien politique qui est sorti de la vie communale préindustrielle, véritable laboratoire de la vie démocratique générale, et pour laquelle il adopte une notion qui a été forgée en plein contexte d’opposition du modèle communal aux modèles fascistes.

         Sachant d’autre part que nous tendons, en tout cas en France, à assimiler d’emblée « communauté d’habitants » et « communauté villageoise »[3], on observera avec intérêt le double statut dont paraît jouir la communauté villageoise dans notre imaginaire moderne. D’une part, on voit les opposants à la mondialisation sous sa forme libérale opposer à ce qui apparaît comme un déchaînement des intérêts privés à l’échelle mondiale l’idée d’un « village planétaire », correspondant à une communauté d’intérêts sans frontières. La métaphore du village sert ainsi à mobiliser une conception positive de l’idée communautaire.

         Face à cela, on pourra signaler le caractère extrêmement négatif de la communauté villageoise qui se dégage d’un film comme celui, tout récent, de Lars von Trier, Dogville (2003) : il s’agit non seulement d’une fable sur l’abus du pouvoir, mais aussi et surtout sur le fait que la vie communautaire « déresponsabilise » de cet abus, voire même contraint à cet abus afin de continuer d’appartenir à la communauté, celle-ci ne se soudant et ne fonctionnant véritablement comme communauté qu’en opprimant ceux dont l’appartenance communautaire est marginale. Bref, il s’agit d’une sorte de réponse cynique à l’idéal villageois moderne, faisant de la communauté villageoise une somme d’intérêts égoïstes et hypocrites, transformée en un tout communautaire par la haine de ce qui lui est extérieur… Le caractère contrasté des rapports au communautaire apparaît d’ailleurs bien dès lors qu’on considère les discours sur le communautarisme de part et d’autre de l’Atlantique : condamnation du renfermement communautaire (par opposition à la société, symbolisée par la République) en France, promotion du modèle communautaire comme cadre d’accès légaliste aux droits sociaux aux États-Unis…

         La formation des communautés d’habitants ne peut donc être considérée comme un thème neutre a priori : nos représentations sociales contemporaines jouent avec des perceptions contrastées de ces communautés et nous exposent ainsi à rechercher dans notre approche, sans le vouloir, les origines d’une oppression sociale ou au contraire d’un modèle. Ces risques de parasitage et le fait même que la communauté villageoise puisse servir de support à des proclamations aussi radicalement inverses montrent à l’évidence le caractère mouvant de l’objet de notre interrogation, la communauté d’habitants.

         Ce caractère très flou de l’objet en question apparaît très clairement à travers une remarque de l’ethnologue Louis Assier Andrieu : dans un article consacré justement à « La communauté villageoise [en tant qu’]objet historique [et] enjeu théorique », il signale en passant qu’il adopte « par convention » le syntagme « communauté villageoise », en tant que terme « générique […] auquel auraient pu, pour certains, être préférés ceux de commune agricole, commune rurale,collectivité agro-pastorale, communauté locale, communauté d’habitants, etc. »[4] Un tel flou notionnel est évidemment propre à entretenir toutes les équivoques. L’une des exigences qui s’impose par conséquent est, au cours de nos réflexions et discussions, de veiller à ne pas confondre impunément toutes ces notions et de nous entendre sur une terminologie efficace.

 

Mais avant d’envisager plus avant le sens de ce qui me paraît pouvoir constituer le terme-pivot de notre approche, « communauté d’habitants », il me semble nécessaire de m’arrêter sur le début du titre du programme (« La formation… ») parce qu’il a deux implications méthodologiques essentielles : d’une part, il ne s’agit pas à mon sens de travailler sur l’origine des communautés d’habitants (quel qu’en soit le sens), dans une perspective ontologique qui n’est que superficiellement historique. En effet, indépendamment même du caractère fantasmatique de toute quête des origines, c’est moins en tant que telle que la formation des communautés d’habitants doit être envisagée qu’en tant que contribution à l’évolution de la société médiévale.

         En d’autres termes : notre objet étant en premier lieu l’évolution de la société médiévale, c’est en tant que forme d’évolution de celle-ci que les communautés d’habitants nous intéressent. La question est dès lors moins « d’où viennent-elles ? » que « que révèlent-elles de l’évolution sociale en question ? », mais aussi « quelle est leur contribution (en tant que formalisation sociale) à ladite évolution ? ». La formation des communautés d’habitants serait ainsi à la fois un signe et un moyen de l’évolution sociale médiévale, et elle n’a de sens que dans le cadre de cette évolution sociale, ce qui interdit toute approche essentialiste, anhistorique, de l’histoire des communautés d’habitants.

         Là se trouve la deuxième implication méthodologique : s’interroger sur la formation des communautés d’habitants conduit nécessairement à remettre en question l’idée courante d’une intemporalité des communautés d’habitants (ou, ce qui revient au même, du caractère « naturel » des communautés), corrélée au phénomène tout aussi intemporel de la coutume – mais aussi entretenue par le flou de la terminologie qui permet de voir une communauté dès lors qu’on est en présence d’une forme de groupement plus ou moins durable de foyers.

         C’est ainsi parce qu’il considère la communauté avant tout comme une forme de peuplement groupé que Rodney Hilton estime pouvoir en rencontrer dès l’âge du fer, voire à la fin de l’âge du bronze[5]. Ce flou notionnel implique ainsi un flou historique qui aboutit alors à une déshistorisation de la communauté, qui devient dès lors, pour reprendre les mots d’Alain Guerreau, une « entéléchie a-historique, dont la toute-puissance défie les siècles… et les modes de production »[6]. (Je reviendrai plus loin sur le problème spécifique du lien entre communauté et forme d’habitat.)

         Il importe de fait de bien concevoir que le caractère traditionnel, coutumier, ancien, des communautés d’habitants ne peut être autre chose qu’un discours social particulier, doté d’un sens historique spécifique, et non une réalité transhistorique : la communautés d’habitants ne peut avoir de sens, c’est-à-dire d’existence, qu’au sein d’un système social donné, et conférer le même nom de « communauté d’habitants » à diverses formes de groupement de foyers à travers les âges pourvu qu’elles se ressemblent formellement ne peut qu’aboutir à des contresens.

         Avec ce caractère traditionaliste et ancien prêté à la communauté, on retrouve notamment le problème de nos représentations sociales courantes. Sociologues et anthropologues ont en effet longtemps considéré la communauté comme une sorte d’inverse de la société, dont elle formerait la préhistoire : chez le précurseur Ferdinand Tönnies (1887) comme chez la plupart des anthropologues, notamment anglo-saxons, jusqu’aux années 1960[7], la communauté correspond à un état antérieur à la société (et à l’histoire), caractérisant ainsi tout particulièrement les sociétés préindustrielles et/ou non occidentales. Or, il n’y a aucune raison de penser que seuls les sociologues et les anthropologues pens(ai)ent ainsi : on retrouverait aisément les mythes du bon sauvage ou du barbare à l’arrière-plan des représentations enchantées ou négatives de la communauté.

         Se mettre d’accord sur une terminologie devrait par conséquent nous amener à nous focaliser moins sur les aspects formels des communautés d’habitants que sur leur mode d’insertion dans le système social – seul moyen également de laisser de côté toutes les variantes non significatives que l’inépuisable variabilité du réel ne manquerait pas de faire apparaître dans la forme des communautés.

         Une telle focalisation globale sur les processus sociaux est d’ailleurs d’autant plus nécessaire qu’elle peut nous permettre de dépasser l’approche en définitive intentionnaliste de beaucoup de travaux (qui envisagent la formation des communautés comme le résultat d’une volonté ou stratégie seigneuriale, cléricale ou paysanne). Nous connaissons tous cette idée centrale selon laquelle les hommes font leur histoire, mais sans savoir qu’ils la font : c’est la raison pour laquelle les interprétations intentionnalistes ne débouchent le plus souvent que sur des impasses ou des truismes[8] et qu’il est bien plus efficace de leur préférer une approche plus abstraite, fondée sur l’examen des rapports sociaux configurés par le processus en question – une approche plus orientée vers le comment ? que vers le pourquoi ?

 

D’ailleurs, une définition formelle, a principio et, en fin de compte, essentialiste de la communauté d’habitants ne peut que nous confronter à d’insurmontables difficultés. D’emblée, cela commence avec le mot « communauté » : près d’une centaine de définitions distinctes ont été fournies par les sociologues depuis Tönnies, selon qu’on considère la communauté comme un ensemble naturel ou artificiel ; réel ou idéel ; fonctionnel ou institutionnel ; exclusif ou gigogne ; spatial, familial ou affectif ; fondé sur l’appartenance objective ou sur l’adhésion, etc. Et je ne parle même pas des très probables spécificités, ne serait-ce qu’au niveau des connotations, que l’on rencontre en changeant de langue : « communauté » est-il bien la même chose que Gemeinschaft, community, communidad, comunità ? Comment être sûrs que nous parlerons bien le même langage, un langage scientifique et non pas une langue maternelle ? Étant donné la place de la « communauté » dans l’imaginaire social, le langage dit « naturel » peut-il vraiment nous servir ? Il me semble ainsi vain d’espérer « trouver » la bonne définition quelque part. Le seul espoir réside probablement dans la construction par nous-mêmes, en fonction de nos besoins, d’une notion qui nous soit commune et dont les attendus soient clairs pour les lecteurs de nos résultats. Certes, nous pourrions nous laisser guider par la terminologie sociale des documents médiévaux (communitas,communis, commun, communauté,gemein, etc.) : mais il faut conserver à l’esprit que les représentations sociales (auxquelles renvoient ces termes) ne coïncident jamais complètement avec les structures sociales.

         Et surtout, comme je l’ai déjà dit, notre définition devrait probablement correspondre moins à un contenu particulier qu’à un certain mode d’insertion dans le système social. Ceci signifierait alors certainement que notre définition doit être intransférable directement – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne puisse pas être adaptée pour l’appréhension d’autres systèmes sociaux, mais au prix d’un nécessaire (et salutaire) effort de réflexion. La facilité d’usage n’a en soi aucune valeur heuristique, à l’inverse de l’élaboration transparente des instruments d’analyse. Dans le cas des communautés médiévales, je donnerai deux exemples des ambiguïtés susceptibles d’être véhiculées par un emploi indéfini de la notion de « communauté » – deux exemples qui, bien entendu, concernent directement notre problématique.

         Le premier exemple est celui de la notion de « communauté paroissiale », que l’on rencontre fréquemment sous la plume des historiens qui traitent des communautés d’habitants, en particulier rurales. Or, s’il est vrai qu’à l’époque moderne, la paroisse a fini par être considérée comme une communauté, et aussi que la paroisse a fréquemment laissé la place aux communes modernes, il serait très certainement fallacieux de se contenter de subsumer simplement la paroisse et, par exemple, le village sous le terme de « communauté ». Un examen attentif montre en effet que paroisse et communauté d’habitants s’opposent radicalement sur un certain nombre de points : la paroisse se définit comme un ensemble de rapports interpersonnels (sacramentels et matériels) entre le curé et chaque paroissien, tous les liens entre paroissiens étant tendanciellement médiatisés par le curé[9] – alors que la communauté d’habitants se définit plutôt comme un ensemble de rapports entre feux interdépendants du point de vue productif, fiscal et défensif. De même, l’excommunication n’exclut pas de la communauté d’habitants, à l’inverse du bannissement et alors que chez les juifs à la même époque, l’équivalent de l’excommunication implique l’exclusion de la communauté locale. Qui plus est, la paroisse se définit par rapport à son centre (l’église et le cimetière) et non par rapport à ses limites, alors que la communauté d’habitants se définit par rapport à ses limites et non par rapport à son centre (la plupart du temps inexistant en tant que tel : le cas des beffrois est exceptionnel)[10].

         Bref, la paroisse est un ensemble strictement interpersonnel et sans référence spatiale (l’église St-X est toujours l’église de saint X), alors que la communauté d’habitants me semble être un ensemble « interfocal » (et non pas interpersonnel) défini par rapport à un lieu particulier (les « habitants de Y », c’est-à-dire « membres des feux à Y »). Il n’est de ce fait sans doute pas étonnant de constater l’absence d’occurrence de mots du champ lexical de la « communauté » (communitas, communia,communio, etc.) pour désigner la paroisse aux XIIe et XIIIe siècles (à vérifier pour les siècles suivants). Peut-on alors, dans ces conditions, continuer d’employer le même terme de « communauté » pour désigner deux formes d’organisation sociale aussi diamétralement distinctes ? Ne risque-t-on pas de faire disparaître un processus qui aurait apparemment abouti à la coïncidence des deux formes d’appartenance, initialement très distinctes du point de vue de leurs ressorts sociaux ?

         Le second exemple est celui du rapport entre les notions de « commune » et de « communauté » (que présente C. Wickham dans son ouvrage déjà mentionné et qui correspond, en allemand, au rapport entre Gemeinde et Gemeinschaft). C. Wickham fait de la « commune rurale » au XIIe siècle un état d’organisation et de formalisation avancé par rapport à la communauté rurale antérieure. Il caractérise cette commune par l’existence d’une conscience collective, de dirigeants paysans (ce qui signale l’existence d’une hiérarchie sociale) et d’un certain degré d’autonomie en matière de contrôle des affaires qui la concernent. Toutefois, ces dirigeants et cette autonomie ne correspondent pas encore à proprement parler à une situation institutionnelle, c’est-à-dire préexistant aux personnes qui viennent les incarner : il ne s’agit en effet encore que du résultat de rapports de forces régulés au sein des groupes localement dominants, l’institutionnalisation complète ne se ferait que plus tard, après 1200.

         C. Wickham établit ainsi un rapport à la fois chronologique et génétique entre la « communauté » et la « commune », corollaire du rapport entre clientèle et seigneurie : les communautés locales se cristallisent et se formalisent au cours du XIIe siècle, sous le coup de « l’oppression seigneuriale », d’une pression interne à la communauté et d’un « besoin d’organisation au niveau local » consécutif à la disparition de l’ordre carolingien ; elles deviennent ainsi des communes rurales, visibles, par le même mouvement qui fait passer des clientèles informes aux seigneuries confirmées. Chez P. Blickle, on le verra[11], la formation des Gemeinden n’est pas non plus antérieure aux XIIe-XIIIe siècles, mais il décrit plutôt la situation antérieure sous le terme de « voisinage », Nachbarschaft, qu’il emploie au sens purement spatial. La notion de « communauté » renvoie donc chez C. Wickham à une préhistoire des communes rurales, remontant éventuellement jusqu’au VIIIe siècle et correspondant à un certain « sentiment territorial communautaire », une « identité villageoise », une « coopération » agricole et une relative proximité spatiale : ceci serait dès lors tout à fait incompatible avec le projet d’étude de « La formation des communautés d’habitants » à partir des Xe-XIe siècles. Doit-on alors se contenter de considérer qu’il s’agit là d’un simple problème de terminologie, ce que C. Wickham appelle « commune » correspondant à ce que nous appellerions ici « communauté d’habitants » ? De fait, chez L. Assier Andrieu, « commune rurale » est présenté comme synonyme possible de « communauté d’habitants ».

         Mais le problème de l’existence ou non d’une organisation communautaire informelle (C. Wickham parle de « vagues structures villageoises ») au haut Moyen Âge n’en reste pas moins posé. Au-delà du problème de savoir si, avant les Xe-XIe siècles, on a bien affaire à de « vraies » communautés (ce qui ne pose après tout qu’un problème de définition, puisque C. Wickham change de terme lorsqu’il traite de l’organisation sociale ultérieure), c’est surtout la nature du changement social qui est posé. Dans l’optique de C. Wickham, la formation de la commune correspond à un phénomène de cristallisation et de formalisation du fonctionnement social à l’échelon local, en l’occurrence villageois, correspondant à l’organisation locale des fonctions publiques (judiciaire, ecclésiale, militaire) antérieurement exercées à l’échelle régionale. Inversement, C. Wickham ne repère aucune trace systématique d’organisation productive commune. La formation des communes rurales apparaîtrait ainsi avant tout comme un phénomène de nature politico-institutionnelle (la transformation des réseaux de pouvoir, y compris au niveau villageois, et leur progressive institutionnalisation), la dimension économique ne se rencontrant qu’au niveau de la conjoncture longue (croissance démographique, croissance urbaine, développement commercial).

         L. Assier Andrieu, abordant le problème de la formation des communautés d’habitants/communes rurales d’un point de vue d’anthropologie sociale, distingue deux grandes familles d’interprétation historiciste de la communauté : l’une qu’il appelle « légaliste » ou « formaliste », qui réfère l’apparition de la communauté (ou la commune rurale) à la mise en place d’un discours juridico-légal corollaire à l’ordre social, juridique et politique de la seigneurie ; cette formalisation peut aller jusqu’à l’usage du nom de « communauté », mais pas nécessairement ; c’est à cette famille qu’on pourrait semble-t-il rattacher C. Wickham. L’autre interprétation est dite « légitimiste » ou « substantiviste » : la communauté existe antérieurement à sa nomination ou formalisation, qui n’est que le résultat d’un rapport de forces à un moment donné – et l’on retrouve ici plutôt une approche semblable à celle de Dominique Barthélemy à propos, p. ex. de l’apparition de la chevalerie[12].

         On voit donc bien que le problème n’est pas seulement un problème de terminologie (« commune » ou « communauté d’habitants » ?), c’est-à-dire de définition a priori de ce qu’est une « communauté » ou une « communauté d’habitants », ou encore une « commune rurale ». Ce qui est en jeu est bien plutôt le sens du changement social qui affecte l’ensemble de l’Occident à partir des Xe-XIe siècles, et dont la formation des communautés d’habitants n’est qu’un aspect – même si l’on peut conjecturer qu’il s’agit là de l’un des principaux aspects de ce changement. C’est pourquoi, pour nous entendre sur le sens à donner à une notion commune, il nous faudra aussi tenter de nous entendre sur la nature du changement social en question. Et comme il faut bien amorcer le débat, je proposerai à la fois des réflexions sur le changement social en question, et donc une notion susceptible de remplir l’office que nous lui attribuons. La suite des contributions permettra alors de vérifier dans quelle mesure l’état actuel du développement historiographique oblige à nuancer ou infirmer ces propositions, mais aussi de découvrir éventuellement des modes d’analyse spécifiques et – espérons-le – de saisir pourquoi nous ne nous comprenons qu’à moitié en plus de ne comprendre qu’en partie la société médiévale…

 

II.– Quelques observations sur le changement social

C’est une gageure que de prétendre décrire les principales caractéristiques du changement social auquel on assiste à partir des Xe-XIe siècles : si les historiens étaient d’accord à la fois sur la forme et sur l’ampleur des changements en question (je ne parle même pas de leur explication), un grand pas serait déjà accompli ! Néanmoins, je vois mal comment on peut procéder autrement qu’en mettant sur la table des hypothèses de travail. Afin néanmoins de limiter l’arbitraire de la chose, je partirai de considérations faites par L. Assier Andrieu dans le cadre de sa réflexion ethnographique sur les interprétations historiques. Celui-ci rappelle notamment que la communauté villageoise constitue en premier lieu un rapport de production. Mais il insiste surtout sur le fait que la structure de ce rapport ne réside pas dans le dualisme feu/communauté, c’est-à-dire exploitations familiales/communaux : d’une part, cette distinction n’a de sens qu’au sein d’un discours centré sur le binôme propriété collective/propriété privée, construit au XIXe siècle dans le cadre des débats sur l’origine du droit de propriété individuel. D’autre part, le caractère artificiel de cette distinction apparaît tout particulièrement à travers l’institution très générale de la vaine pâture, qui transcende la distinction entre terres communes et « patrimoines familiaux » : « l’organisation collective de la dépaissance des troupeaux peut être considérée comme l’un des rapports de production qui impriment à la communauté villageoise son caractère particulier ». Il en déduit alors que la communauté villageoise constitue avant tout un mode spécifique (en l’occurrence communautaire) d’appropriation concrète des ressources d’un territoire particulier (dont la dépaissance collective n’est qu’un aspect possible). La conséquence principale de ceci est que l’absence de pratiques agricoles collectives (du genre de l’assolement), comme c’est fréquemment le cas dans les régions méditerranéennes, n’est en aucun cas le signe de l’absence d’un rapport de production communautaire. P. Blickle insiste aussi sur cet aspect, qu’il étend à la ville : les unités productives sont indépendantes en tant que telles (à l’inverse du système domanial), mais elles sont astreintes à la coopération locale pour l’accès aux ressources (cas des paysans) et pour l’accès au marché (cas des artisans). Ceci donne un sens particulier à un phénomène-clé aux yeux de C. Wickham : l’apparition d’une élite villageoise. Celle-ci est moins le résultat d’une accumulation inégale du pouvoir consécutive à des stratégies particulières, que de l’apparition de rapports d’interdépendance entre les producteurs (p. ex. entre ceux qui ont des outils et ceux qui ont de la force de travail)[13] : dans l’ancien système, il y avait certes des tenanciers plus riches que d’autres, mais cet écart matériel ne pouvait pas être converti en pouvoir sur les autres tenanciers.

         Si l’on admet tout ceci, c’est-à-dire que la communauté consiste d’abord en un rapport de production caractérisé par un mode spécifique d’appropriation concrète des ressources d’un territoire particulier (terres et communaux, infrastructures de commercialisation), alors nous devrons nous interroger précisément sur les formes de ce rapport de production. Une telle perspective a ainsi comme effet de nous rappeler que le travail sur la formation des communautés d’habitants n’est pas seulement une affaire de normes juridiques, d’institutions ou de représentations, mais aussi de mode de production.

         Les réflexions de L. Assier Andrieu ont aussi pour effet d’attirer l’attention sur le problème de l’échelle d’analyse (bien qu’il adopte la communauté villageoise comme échelle de base), tout comme d’ailleurs le problème soulevé par C. Wickham (ou encore P. Blickle) du rapport entre « commune » et « communauté » [d’habitants], ou encore la relative confusion qui semble apparaître progressivement entre deux apports-clés de R. Fossier, « l’encellulement » et « la naissance du village » : le succès historique de la commune affecte rétrospectivement tous les modes de structuration collective de la cellule aujourd’hui communale, ce qui en fait disparaître la pertinence sociale. C’est le cas de la paroisse, on l’a vu, « communautarisée » par contiguïté pourrait-on dire, mais cela pose aussi le problème du sens social de l’organisation en hameaux dotés chacun d’espaces d’appropriation spécifiques, ou à l’inverse de formes d’organisation supra-villageoises comme les « vallées » alpines caractérisées par leur espace pastoral commun. Dans ce contexte, il importerait de s’interroger moins sur l’échelle pertinente de l’analyse de la formation des communautés d’habitants (pour accepter ou remettre en cause l’échelle villageoise ou urbaine) que sur l’efficacité sociale propre à chacune – et qui justement a abouti au succès de l’échelle communale. Tout ceci montre clairement que la formation des communautés d’habitants est en premier lieu un phénomène socio-spatial, un mode d’organisation sociale de l’espace : l’espace n’apparaît plus comme une constante, un simple cadre amorphe de l’organisation sociale, mais comme l’enjeu même de l’organisation sociale, à laquelle il donne une forme particulière. Il constitue ainsi une variable du fonctionnement social, parce que tout système social correspond à un système spatial qui lui est propre[14].

         Les profondes transformations de l’organisation de l’espace à partir des XIe-XIIe siècles, sous les différentes formes des défrichements, tris des lieux habités, multiplication des églises et des formes castrales en pierre, invention du cimetière chrétien, réorganisation de la circulation, etc., sont ainsi moins le signe d’une transformation sociale qu’un fondement de cette transformation, qu’elles formalisent et rendent donc possible. Cette spatialité étant un élément clé du sens de ce processus social, il est alors indispensable de prendre en compte l’aspect spatial de la formation des communautés – raison pour laquelle nous avons tant besoin du concours des archéologues. Le problème de la forme spatiale des communautés (et donc son échelle d’appréhension, je l’ai dit) se pose en effet d’autant plus que toute communauté n’apparaît pas nécessairement sous la forme d’une agglomération, et que toute agglomération ne forme pas ipso facto une communauté : il n’y a aucune équivalence entre densification ou polarisation de l’espace social (p. ex. autour d’un « centre » social comme l’église et/ou le cimetière, ou encore le château) et l’agglomération de l’habitat – et c’est notamment ce qui conduit à la définition de la communauté par rapport à un usage commun d’un espace de production.

         La nécessité de prendre en compte cette spatialité me semble cependant aller plus loin : en effet, non seulement la formation des communautés d’habitants a une dimension spatiale incontournable au même titre que tout processus d’organisation sociale, mais en outre elle est précisément corrélée à un discours spatial. L’espace devient en effet un élément de définition explicite du social, l’appartenance sociale étant notamment médiatisée par l’appartenance spatiale[15]. Les identités sociales sont ainsi de plus en plus référées à des modes d’inscription spatiale particuliers (i.e. des manières d’être en tel ou tel endroit) : cela débouche sur les topo-anthroponymes, mais aussi sur les catégorisations comme « ceux de [tel lieu] », « les bourgeois de telle ville », etc.). Et surtout, cela aboutit à définir d’une manière nouvelle les rapports entre ceux qui relèvent de la même unité spatiale, les « habitants de tel lieu » – le lieu en question n’étant, encore une fois, pas uniquement l’agglomération éventuelle, mais son territoire, son finage. On passe ainsi insensiblement de la dimension productive à la dimension spatiale, puis idéelle. Néanmoins, on doit conserver à l’esprit le garde-fou des anthropologues : le fait que la société se conçoive de plus en plus comme spatialisée ne doit pas nous faire considérer qu’elle est de plus en plus spatialisée, et en tout cas qu’elle l’est plus qu’antérieurement. Inversement, il ne s’agit en aucun cas d’une pure idéalité, car cette représentation cruciale sert de principe directeur à des pratiques concrètes, qui contribuent dès lors à la réaliser. Ceci conduit alors à s’interroger sur le sens de ce discours spatialisant : il s’agit manifestement d’un enjeu particulier, au cœur du processus de formation des communautés d’habitants, et il importe donc absolument de le comprendre.

         Or, certains anthropologues, suivis en cela par des historiens comme Anita Guerreau-Jalabert ou Bernard Derouet[16], ont montré que l’organisation spatiale des sociétés qu’ils étudient entretient un lien très particulier avec l’organisation de la parenté. Dans la plupart des sociétés préindustrielles, où les structures de parenté constituent la seule forme stable des rapports sociaux, « la parenté fonctionne comme rapport de production » (Maurice Godelier) et l’organisation spatiale est totalement subordonnée à l’organisation parentale, au point de ne pas être pensable comme espace : les lieux sont des émanations des rapports de parenté (cf. le cas du village bororo). On devrait alors se demander dans quelle mesure l’avènement d’une pensée spatiale (même si elle reste très différente de la nôtre) du social n’est pas le signe et le moyen d’une « déparentalisation » des rapports sociaux, qui aboutit à ne plus faire de l’appartenance parentale le fondement de l’appartenance sociale, i.e. du positionnement au sein des rapports de production. Pour pasticher Polanyi, on pourrait alors considérer que la parenté est « encastrée » (embedded) dans les rapports spatiaux. Dès lors, les pratiques parentales qu’on peut bel et bien observer au sein des communautés n’ont pas de signification proprement parentale, mais sont soumises à d’autres logiques sociales, notamment productives.

         On assiste de fait en Occident à une désarticulation des solidarités parentélaires par les contraintes exogamiques massives auxquelles la société occidentale a été soumise à partir de l’époque carolingienne et dont le contrôle clérical s’accroît depuis le XIe siècle. C’est d’ailleurs dans le cadre des communautés d’habitants que ce contrôle s’organise de plus en plus, avec la collaboration des habitants eux-mêmes (publication des bans de mariage, visites pastorales, charivari, etc.). S’ajoute à cela la promotion de formes parentales alternatives : d’une part le modèle de la famille conjugale (dont la pertinence sociale est garantie à la fois par le modèle matrimonial et par le système « fiscal » centré sur le « feu »), et d’autre part la parenté spirituelle – fondée sur le baptême qui non seulement déclasse symboliquement la naissance charnelle, mais en outre crée ipso facto un rapport de parenté entre tous les chrétiens (dits « prochains », proximi). Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit en aucun cas de reprendre simplement le schéma ancien qui faisait passer de manière plus ou moins linéaire de la famille large (« tribu », « clan », Sippe, etc.) à la famille nucléaire. D’une part en effet, on peut observer encore à la fin du Moyen Âge l’existence de larges solidarités qui se présentent sous un jour parental (y compris le lignage, le Geschlecht, etc.), tandis que la dimension parentale de la notion de « famille » pose d’importants problèmes[17]. Mais surtout, d’autre part, ce dont il s’agit ici est non pas la dimension du groupe parental effectif (comme cadre pratique variable de rapports de parentés qui seraient conçus comme immuables) mais l’efficacité et la spécificité sociales des rapports de parenté. Il s’agit de dire, répétons-le, que les rapports de parenté ne sont plus les rapports sociaux dominants, c’est-à-dire ce en fonction de quoi l’ensemble des rapports sociaux se structure.

         Réciproquement, on assiste à un double mouvement d’enracinement spatial de la société : d’une part la spatialisation des identités sociales déjà évoquée, qui fait appartenir la personne au lieu de son « feu », et d’autre part la corollaire fixation au sol de la population – mais une fixation d’autant plus efficace qu’elle devient, au sens de P. Bourdieu, de plus en plus « douce », ou « symbolique », schématiquement : par le passage de l’attachement à la glèbe (si cela a un sens) à l’appartenance paroissiale et à « l’esprit de clocher »)[18] ; cette fixation spatiale est là encore prioritairement sociale, et non pas carcérale (malgré le terme d’« encellulement »), car on n’observe pas que les populations cessent de bouger – mais elles le font dans le cadre d’un réseau de lieux durables indépendamment de la présence des habitants[19].

         Cette fixation au sol n’exclut évidemment pas des changements effectifs de lieux d’habitation/production (sans qu’il faille y voir des situations de fuite), mais au sein d’un système où « être » (existere), c’est « être de quelque part », c’est-à-dire « de la communauté de… » : le système social serait désormais organisé en sorte que les changements individuels ne remettent pas en cause le fonctionnement global[20]. Cette fixation des populations assurerait ainsi la reproduction du pouvoir seigneurial – tout en mettant au premier plan une identité spatiale, c’est-à-dire non référée au seigneur, donc plus « neutre », ce qui est me semble-t-il contradictoire avec la perception anti-féodale du communalisme selon P. Blickle. Quoi qu’il en soit, cette spatialisation des identités sociales, démontrant et inculquant l’appartenance spatiale des personnes, me semble pouvoir ainsi être considérée comme l’un des facteurs essentiels de la marginalisation relative des rapports de parenté à laquelle on assiste en Occident. L’avènement des communautés d’habitants réaliserait ainsi cette transformation essentielle des structures sociales occidentales, selon des modalités variables localement en fonction de critères qu’il conviendra de préciser (écosystème, densité humaine, substrat bâti, etc.).

         Pourtant, il existe bien des villages dans des sociétés où la parenté est primo-structurante : il suffit par exemple de rappeler le cas du village bororo, rendu célèbre par l’analyse structurale qu’en a fait Claude Lévi-Strauss. La question qui se pose alors est d’ordre notionnel : le village bororo est-il bien un « village » ? Ce qui nous ramène également au problème déjà évoqué antérieurement : pouvons-nous impunément utiliser le terme de communauté ?

 

III.– Construire la notion de « communauté d’habitants »

C’est la raison pour laquelle il importe de construire une notion qui nous convienne. Et je pense que celle de « communauté d’habitants », que j’ai utilisée jusqu’à présent – sans en être l’inventeur et sans lui prêter de forme institutionnelle précise –pourrait nous servir de noyau notionnel. Elle me semble présenter en effet au moins deux avantages.

         En premier lieu, si l’on admet que la caractéristique principale du rapport social qui se met en place à travers l’avènement des communautés d’habitants est sa dimension spatiale (non seulement structurelle, mais aussi référentielle), le déterminant « d’habitants » me paraît particulièrement significatif de ce à quoi l’on a affaire. En effet, « habiter » ne peut être réduit à un besoin anthropologique primaire, celui d’avoir un toit sur la tête, il signifie bien plus que le simple fait d’avoir une adresse. Si l’on distingue l’espace social de la communauté d’habitants de l’espace concret, aggloméré, du village (à moins de recourir à la distinction faite par José Angel Garcia de Cortazar entre « village social » et « village physique »), c’est que l’habitat est moins une emprise au sol qu’une forme d’appartenance sociale ayant des implications spatiales. Habiter est en fait une pratique spatiale complexe, qui réalise concrètement (i.e. matériellement et formellement) tout un ensemble de rapports sociaux. Habiter définit en effet tout autant l’identité sociale des personnes (manentes, habitantes, einwohner, etc.) que la définition des unités d’occupation (« maison », « feu », domus, haus, casa, etc.) et les rapports entre ces unités (voisinage, etc. – sachant que « voisinage » n’a probablement pas seulement un sens spatial : étymologiquement, le nachgebûr allemand est ainsi à la fois celui qui produit et habite à côté, l’équivalent anglais fait partie de la même paroisse, etc.). L’unité de base de la communauté d’habitants, le « feu », constitue en effet non seulement une unité de résidence durable (une demeure), mais aussi une unité de production intégrée. C’est pourquoi on pourrait sans doute le caractériser comme une « unité d’occupation » (en jouant sur les deux sens du verbe « occuper » : l’unité que l’on occupe et dans laquelle on s’occupe).

         Se pencher sur la formation des communautés d’habitants permettrait sans doute de sortir d’une sorte d’impasse dans laquelle le modèle de l’incastellamento et celui de l’encellulement ont fini par (ou avaient entrepris dès le départ de) tomber : la fixation sur la formation des agglomérations, c’est-à-dire une lecture substantialiste et non pas sociale du « mouvement communautaire ». Le caractère crucial du fait apparemment simple d’« habiter » me conduit à penser que notre programme de recherches aurait tout aussi bien pu être intitulé « Qu’est-ce qu’habiter ? » – à ceci près que manquerait la dimension historique impliquée par le début de son titre (« La formation… »).

 

Quant au second avantage de la notion de « communauté d’habitants », il me paraît résider dans le fait qu’il évite de distinguer d’emblée le cas rural et le cas urbain. On doit en effet se garder de plaquer sur la société médiévale la dichotomie rural/urbain qui nous est si familière et qui nous contraint alors à une gymnastique classificatoire dont l’intérêt scientifique est médiocre (p. ex. rattacher telle bastide à la catégorie « ville », telle autre à la catégorie « village » – en signalant qu’une telle bastide est une bastide qui a échoué…). Cette bipolarité fait en effet partie de notre système social – donc aussi de l’organisation dominante des recherches en sciences sociales, ce qui la rend particulièrement difficile à démonter… P. Blickle insiste beaucoup sur les proximités formelles et institutionnelles entre commune rurale et commune urbaine, j’y reviendrai. Je rappellerai simplement ici que dans les deux cas, communauté rurale et communauté urbaine me semblent constituer une communauté de production et une communauté de salut, malgré les apparences de différence.

         Si l’on peut en effet admettre aisément que dans le cas rural, la communauté d’habitants constitue une structure de production (agricole), la ville, caractérisée par la division du travail et la monoactivité de chaque feu, semble correspondre assez mal à une telle corrélation. Mais en fait, l’organisation urbaine des « métiers » fait de la ville le cadre de l’organisation productive de chaque secteur artisanal, produisant des objets « de la ville », sous peine de ne pas pouvoir accéder au marché. La ville reste ainsi bel et bien le cadre d’une appropriation concrète et collective de ressources locales[21]. Et le même genre de réponse peut être donné à propos des liens entre communauté d’habitants et paroisse, puisque la coextensivité postulée entre paroisse et communauté d’habitants rurale semble être rarement possible dans les villes (quoique beaucoup de villes, notamment dans l’Empire et indépendamment de leur importance démographique, n’aient eu et conservé longtemps qu’une seule paroisse – tandis que l’adéquation entre réseau villageois et réseau paroissial est loin d’être aussi systématique qu’on l’a souvent affirmé). Là où il n’y a pas coextensivité entre paroisse et communauté d’habitants, ce qui a pu permettre de faire de la communauté d’habitants une communauté de salut pourrait bien avoir été les confréries, qui deviennent clairement un mode d’appartenance urbaine.

         On voit ainsi tout l’intérêt qu’il y a à dépasser une opposition villes/campagnes réifiée à la fin de l’époque moderne et dans le système social contemporain, ce que permet le recours à une notion plus large comme « communauté d’habitants »[22]. Mais cette notion n’étant pas propre aux médiévistes et pouvant avoir été utilisée dans des sens distincts par divers chercheurs, il serait certainement bon de ne parler que de « communautés d’habitants médiévales ».

 

L’avènement des communautés d’habitants correspond ainsi à celui d’une structure sociale spécifique : un ensemble de feux (plus ou moins aggloméré) dont la cohésion ne repose pas sur des rapports de parenté (même s’il peut y avoir une certaine endogamie) mais sur l’idée d’appartenance commune à un même espace (référé à un lieu) ; l’articulation des feux correspond essentiellement à l’organisation productive, dont la reproduction à long terme est assurée par la fixation accrue des populations à l’espace habité. L’examen de la formation des communautés d’habitants impose ainsi une approche multidimensionnelle, prenant en compte à la fois la parenté, l’organisation productive, les catégories sociales, les pratiques cultuelles, l’organisation de l’habitat, les représentations spatiales, etc. Autant d’occasions de débat scientifique – et à tout le moins d’incompréhension entre des chercheurs venus d’horizons variés, ce qui justifiait pleinement que fût entrepris le tour d’horizon historiographique organisé à Xanten. Une triple approche avait été définie : d’une part la présentation du point de vue extérieur à celui des historiens médiévistes[23], d’autre part la présentation de l’historiographie sur le sujet par un chercheur du pays considéré[24], enfin l’étude approfondie par un chercheur d’un autre pays d’un ouvrage considéré comme essentiel dans cette historiographie (donc signalé par les collègues du pays en question)[25], afin de faire apparaître les aspects implicites, voire la mythologie nationale à l’arrière-plan des approches considérées.

 

(NB. Un certain nombre de textes de la rencontre de Xanten n’ont toujours pas été remis pour diverses raisons et en dépit de rappels. Ceux-ci seront « installés » à mesure de leur livraison.)


 

L’archéologie des communautés d’habitants

 

Élisabeth Zadora-Rio

C.N.R.S., Tours

 

 

 


L’approche des communautés rurales par le biais des communaux

Autour de Nadine Vivier et Nicole Lemaître

 

Juliette Dumasy

Université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines

 

À propos de l’historiographie française des communautés, il faut réserver un traitement particulier à un aspect précis de l’histoire de celles-ci : les communaux, c’est-à-dire ces biens (des terres principalement mais aussi, dans certaines régions, des bâtiments, comme les fours, moulins, lavoirs, fontaines) possédés par la collectivité des habitants. La communauté dispose, pour ces biens qu’elle possède, de possibilités de gestion ouvertes, contrairement aux biens d’autrui où s’exercent des servitudes collectives fixées par la coutume (vaine pâture, glanage).

         Les communaux constituent un excellent objet d’étude pour qui s’intéresse aux communautés rurales, car ils se situent à la confluence de plusieurs problèmes liés à l’existence de celles-ci : l’exploitation des ressources naturelles par les communautés, ce qui renvoie au rapport au milieu et au type d’agriculture pratiqué ; la gestion de biens en commun, ce qui pose la question de la cohésion des communautés et des tensions qui les traversent ; le rapport avec l’autorité seigneuriale, ce qui soulève le problème de la domination ; le rapport au territoire et à l’espace, ce qui est une question déterminante pour la caractérisation des communautés si l’on admet l’hypothèse, posée par Joseph Morsel dans son introduction, que les communautés se seraient formées et développées autour d’une logique spatiale, au détriment des solidarités parentélaires.

         On pourrait ainsi considérer l’étude des communaux comme l’un des meilleurs moyens de saisir l’histoire des communautés. Alain Corbin le dit justement dans sa préface à l’ouvrage de Nadine Vivier : « pour l’historien désireux de détecter les envies, d’analyser les tensions qui partagent et soudent, tout à la fois, les communautés rurales, il n’y a probablement pas de meilleur endroit sur lequel poser le regard »[26]. Ce terme de « poser le regard » semble tout à fait approprié. Il ne s’agit pas de se poser la question du pourquoi ?, de l’origine des communaux qui semble particulièrement obscure, ni de faire des communaux un déterminant de la formation des communautés. Mais plutôt de travailler sur la question du comment ?, c’est-à-dire d’observer les caractéristiques de ces communaux, leur fonction, les enjeux qui s’y rattachent. Nous verrons par là en quoi ils révèlent le fonctionnement des communautés et peuvent même apporter des indices sur la question de la formation des communautés.

 

         Si dans les monographies régionales et les grandes synthèses sur l’histoire rurale médiévale, on trouve toujours un passage ou un chapitre concernant les communaux, le sujet n’a somme toute jamais été abordé de façon synthétique pour la période ; c’est alors en histoire moderne qu’il faut chercher des ouvrages spécifiques sur la question. Il faut probablement imputer ce manque moins à un désintérêt qu’à une difficulté réelle liée aux lacunes de l’information et à l’extrême diversité des situations locales. Les archives communautaires, qui sont la principale source de renseignement sur le sujet, sont assez rares, fragmentées, et lorsqu’elles existent, elles sont souvent obscures car les communaux sont gérés selon des usages anciens connus de tous, transmis oralement, et ce n’est que lorsqu’un différend ou un nouveau règlement interviennent que les textes évoquent ces biens collectifs. Dans cette mesure il est souvent nécessaire de chercher dans les siècles suivants les informations manquantes.

         À l’époque moderne en effet, les communaux, en plus de devenir un enjeu de luttes locales entre communautés et seigneurs et à l’intérieur des communautés elles-même, ont commencé d’intéresser l’autorité royale (recensements, fiscalisations débutent dès le XVIe siècle). Au XVIIIe siècle, l’avenir des communaux est même devenu question nationale : faut-il les diviser pour les exploiter et si oui, de quelle façon ? Tous ces débats, toutes ces luttes ont laissé des traces dans les archives, dont certains historiens ont pu faire leur miel. Nous avons retenu deux ouvrages qui semblent essentiels sur la question à l’époque moderne : la synthèse de Nadine Vivier sur les communaux dans l’ensemble du territoire français du XVIIIe au début du XXe siècle ; et l’étude régionale de Nicole Lemaître sur le Bas-Limousin, depuis le XVIe jusqu’au XXe siècle[27].

         À travers ces deux ouvrages nous proposons de tenter en quelque sorte une l’historiographie régressive, seule historiographie actuellement possible si l’on s’intéresse aux communaux à l’époque médiévale, de même qu’il ne semble pas possible de faire autre chose qu’une histoire régressive à partir des archives pour l’essentiel postérieures[28]. Il ne s’agit pas ici de restituer de façon détaillée le contenu de ces deux ouvrages, mais d’en proposer une lecture en fonction d’objectifs particuliers. Ce passage par l’historiographie moderne nous permettra en premier lieu de glaner des connaissances, bien sûr, mais également de définir les questions qu’on est susceptible de se poser pour la période médiévale ; et enfin de traquer les présupposés idéologiques et les clichés qui déformeraient notre vision d’un objet que l’on évoque souvent, mais que l’on connaît mal pour l’époque médiévale. Nous examinerons successivement les divers thèmes mis en avant dans les deux ouvrages, et qui peuvent servir de base aux réflexions de l’historien médiéviste.

 

I.– Quel est le statut de leur propriété ? Questions juridiques

C’est la première question qui se pose, et qui a donné lieu à un débat entre spécialistes dès l’époque moderne : d’une part, les feudistes, qui analysent le droit féodal, insistent sur les concessions seigneuriales – selon eux, la propriété, à l’origine seigneuriale, en a été concédée aux communautés[29] ; cette vision est entérinée par la monarchie, avec l’édit de triage de 1669[30]. Selon les jurisconsultes anciens qui ont étudié le droit romain et les coutumes, les comtés ont la possession « immémoriale » de ces terres ; ensuite, au cours du Moyen Âge, les seigneurs s’en sont emparés[31] et ils auraient, selon certains, accordé des droits d’usage sur ces terres pour attirer les habitants, les inciter à s’installer[32]. Sous la Révolution, c’est cette vision qui prévaut. Aux XIXe-XXe siècles, les historiens font écho à ce débat, et l’on retrouve globalement les mêmes positions[33].

         Au-delà du problème de l’origine, il faut noter à quel point le débat est lourd d’enjeux idéologiques, les uns mettant en avant les droits seigneuriaux, les autres insistant sur la préexistence des communautés et l’aspect prédateur de la seigneurie. La question semble donc particulièrement biaisée, et ce d’autant plus que l’on ne dispose pas pour l’instant de sources sûres et assez anciennes pour nous renseigner de façon objective. En outre, autre inconvénient lorsque l’on aborde les communaux de ce point de vue, on a tendance à considérer la communauté comme un bloc, par opposition au seigneur. Or, si l’on regarde les choses de plus près, les communautés apparaissent fractionnées, divisées quant à l’utilisation des communaux. Se poser la question « comment les communautés utilisent-elles les communaux ? » permet alors d’éviter le piège, voire l’impasse du pourquoi ? et semble constituer une démarche plus fructueuse.

 

II.– Qui a droit de jouissance ? Questions de structuration sociale et de cohésion de la communauté

         C’est une question capitale, puisqu’elle touche à la cohésion de la communauté. Qui a le droit d’utiliser les communaux ? Faut-il habiter (sous quel sens ?), faut-il être propriétaire pour en jouir ? N. Vivier montre que plusieurs situations sont possibles : dans un premier cas de figure, il peut suffire d’être résident pour avoir accès aux communaux. C’est le « droit de la personne », qui s’exerce dans les régions septentrionales de la France. Dans un deuxième cas de figure, c’est le « droit de la terre » qui règne, selon des modalités plus ou moins variées : soit la jouissance est proportionnelle à la propriété, par exemple en Bretagne : dans ce cas, les non-propriétaires et les pauvres sont exclus. Soit cette jouissance est proportionnelle à l’impôt payé par chacun (fixé par l’allivrement ou le compoix), comme en Provence, Languedoc, Haute-Normandie : le pauvre y bénéficie alors de la charité de la communauté, en ayant le droit de faire paître une ou deux bêtes, ce qu’on appelle « le secours au pauvre ». Dans la coutume d’Auvergne (dont relève le Bas-Limousin de N. Lemaître), a droit de jouissance celui qui possède un feu au village et qui récolte des pailles et des foins pour nourrir les bêtes en hiver : c’est la règle dite des « pailles et foins », destinée à ne pas faire pâturer un plus grand nombre de bêtes que celles qu’on a hivernées. En Béarn règne le droit de « voisinage » : il faut être propriétaire, résident, mais aussi héritier de la maison (« chef d’oustau ») ou avoir acquis, moyennant finance, le droit de voisinage qui permet de voter dans les assemblées villageoises[34]. Dans le troisième cas de figure, là où les coutumes sont muettes, c’est à la communauté elle-même de fixer le règlement. Il existe ainsi une grande diversité dans le droit d’accès aux communaux à travers le territoire français. Quoiqu’il en soit, dans bien des cas les habitants ne sont pas logés à la même enseigne et il existe des inégalités au sein de la communauté quant à la jouissance des biens communaux. Certains en sont totalement ou plus ou moins exclus.

         Il y a donc beaucoup à apprendre sur le fonctionnement interne des communautés : y a-t-il des tensions autour du droit de jouissance ? Ne pas avoir accès au communal signifie-t-il être exclu de la communauté ? Là où le droit de résidence prévaut, les communautés sont-elles plus solidaires ? Il s’agit de se demander en quoi le communal est un facteur de définition et de cohésion (ou non) de la communauté. On en arrive à un problème central, celui de la définition de la communauté elle-même : qu’est-ce qui fait qu’on appartient à la communauté ? Que signifie appartenir à la communauté ? Quel est le degré de solidarité entre ses membres ? Ces questions permettent de dépasser le cliché nostalgique qui présente le communal comme le vestige de solidarités paysannes, et le cliché qui oppose riches et pauvres dans le profit tiré du communal. Dans cette perspective, on est alors amené à s’interroger sur la vision qu’ont les acteurs eux-même des communaux, comme le font N. Vivier et N. Lemaître.

 

III.– Quelle vision des communaux ont les différents acteurs ? Questions socio-économiques

         Le problème de l’avenir des communaux devient aigu au XVIIIe siècle, lorsque les agronomes et physiocrates dénoncent les communaux comme un archaïsme et un obstacle au développement. La monarchie prend en main le problème au milieu du siècle : elle est d’abord favorable au partage égalitaire, afin de ne pas léser les pauvres. Mais face aux réticences venues de toutes parts, elle renonce à prendre des mesures générales et laisse chaque parlement décider des modalités du partage – ce qui donne lieu à d’intenses débats dans les provinces, qui adoptent des règles variées. Pendant la Révolution, le débat rebondit et devient très vif : le 10 juin 1793, la décision prise est finalement celle du partage facultatif par tête.

         N. Vivier souligne que l’historiographie de ces événements a développé de nombreux clichés : on trouve d’une part une vision très négative des communaux, considérés comme terres sans valeur, obstacles à la modernisation et à une exploitation rationalisée, ce qui aboutit à la chonique d’une mort annoncée. Or N. Vivier souligne que la superficie de ces terres a augmenté entre 1877 et 1970 ! Il faudrait alors se poser la question de leur intérêt économique réel. Étaient-elles si peu intéressantes pour l’économie agraire ? D’autre part, une vision idéologique oppose « petits » et « gros », selon l’idée que le communal est indispensable au pauvre alors que le « gros » veut le partager. Mais la réalité est autrement plus complexe : les laboureurs, paysans aisés, sont généralement pour le statu quo car, ayant de grands troupeaux, ils sont généralement les principaux bénéficiaires des communaux ; ils sont donc opposés au partage, surtout lorsqu’il est égalitaire ; les « petits » ont une position variable, déterminée par les conditions locales. Enfin, on trouve la vision selon laquelle tous ces événements sont commandés par la montée en force de l’individualisme agraire et du capitalisme, surtout développée par les historiens de la Révolution.

 

Pour notre approche médiévale, il me semble qu’il faut retenir, à propos de ces questions économiques, d’une part la question du profit du communal : est-il bénéfique à l’économie agraire – et à qui profite-t-il ? D’autre part la question de l’intérêt et de la vision de chacun : existe-t-il des groupes sociaux opposés sur la question du communal ? Peut-on voir des traces d’individualisme ? Il faut en outre remarquer que la question de l’avenir du communal a été posée de l’extérieur : ce n’est pas au départ une demande des communautés, mais bien des autorités. Mais après tout, celles-ci auraient pu décider elles-même de partager ces terres : pourquoi alors ne l’ont-elles pas fait ? Par archaïsme ? Parce qu’il y avait consensus pour les maintenir ? Par volonté de maintenir le consensus, c’est-à-dire par peur des divisions que cela pourrait provoquer au sein de la communauté ? On en revient par là à la question de la cohésion des communautés.

 

IV.– Quelle est la structure spatiale de référence ? La question du territoire de la communauté

         N. Lemaître, dans son ouvrage sur les communaux en Bas-Limousin, pays d’habitat dispersé, hiérarchisé en bourgs et mas de plus ou moins grande importance (du hameau au village), décrit une organisation territoriale particulière des communautés. Les mas de la paroisse paient une redevance commune au seigneur pour l’usage des communaux, et seuls les habitants de ces mas peuvent jouir des communaux qui leur sont attachés. Ainsi les communaux ne sont pas gérés au niveau de la paroisse mais au niveau du mas. Cela révèle, selon N. Lemaître, que la paroisse n’est pas le noyau de base de ces sociétés. La famille elle-même s’efface devant le mas (on le voit dans le fait que les familles portent toutes le nom du mas). N. Lemaître se demande alors si l’identité des habitants ne s’est pas faite à partir du village plutôt qu’à partir du feu. Cette piste a déjà été explorée par des historiens médiévistes : Benoît Cursente a ainsi montré que dans les Pyrénées, les communaux sont indivis entre les villages d’une vallée. Ici, à l’inverse de la situation évoquée en Bas-Limousin, le cadre de référence dépasse la paroisse.

         Ces deux exemples montrent que l’étude des communaux est fructueuse pour comprendre l’inscription des communautés dans l’espace : quels sont le ou les cadres spatiaux de référence de la communauté : paroisse, baylie, ou bien terroir cultivé par le village ou le groupe de village ? La communauté est-elle à dimension spatiale variable, selon qu’on l’envisage sous l’angle de la représentation (syndics), de la religion, des communaux et des pratiques agraires ? Quels sont les rapports entre communautés voisines[35] ?

 

Dans le sillage de l’ouvrage de synthèse de N. Vivier, l’étude des communaux est passée récemment au premier plan dans la recherche historique et géographique française, avec la tenue d’un colloque à Clermont-Ferrand en 2004, intitulé « Espaces collectifs et d’utilisation collective dans les campagnes du Moyen Âge à nos jours. Nouvelles approches », qui réunissait des géographes et des historiens et qui a permis d’aborder de nombreux thèmes présentés plus haut[36]. Ce colloque a montré que les communaux constituent bien un sujet d’étude à part entière et, pour notre projet de recherche sur l’histoire des communautés, un angle d’approche remarquable de leur identité, de leur cohésion et de leur fonctionnement. Les questions soulevées à la lecture des ouvrages d’histoire moderne sur la question, fort nombreuses, en montrent l’intérêt.

 

V.– Bibliographie complémentaire

Antonetti, Guy, « Le partage des forêts usagères ou communales entre les seigneurs et les communautés d’habitants », Revue historique de droit français et étranger, 41 (1963), p. 238-286, 418-442 et 592-634.

Appolis, E., « Les biens communaux en Languedoc au XVIIIe siècle », Commission de recherche et de publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution, 2 (1945), p. 371-397.

Bourjol, Maurice, Les biens communaux, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1989.

Gauthier, Florence, La voie paysanne dans la Révolution française. L’exemple picard, Paris, Maspero, 1977.

Jones, P.M., The peasantry in the French Revolution, Cambridge, 1988.

Lefebvre, G., Les paysans du Nord pendant la Révolution française, Paris, 1924.

Soboul, Albert, Problèmes paysans de la Révolution, Paris, Maspero, 1976.

Vivier, Nadine, « Les biens communaux à la fin de l’Ancien Régime : élément essentiel de la vie économique et sociale des moyennes montagnes françaises », Vivre en montagne, CTHS, 1992, p. 421.

 


 

Les communautés d’habitants en Italie aux XIe-XIIe siècles

Parcours historiographique

 

Emmanuel Huertas

Université de Marne-la-Vallée

 

Les études sur les communautés d’habitants aux XIe et XIIe siècles en Italie sont étroitement liées aux enquêtes sur les communes rurales. Aussi, l’existence d’une profonde unité des « études communales » n’a pas entraîné de coupure historiographique entre la ville et la campagne. Depuis la fin du XIXe siècle, les études sur les communes rurales ont souvent été menées par des historiens qui étudiaient alternativement la ville et la campagne. L’analyse des rapports entre ville et campagne, entre la commune urbaine et les grands « seigneurs féodaux » ou l’étude de la constitution du contado expliquent aisément cet intérêt pour les communes rurales depuis le début du XXe siècle. Cependant, une coupure historiographique existe et elle reflète logiquement la localisation des études communales : la naissance des communes rurales est un thème abordé essentiellement au centre et au nord de l’Italie[37].

         Les problèmes de définition, de continuité et d’apparition de la commune ont souvent reflété l’avancement de l’historiographique des études urbaines. La réflexion sur l’apparition des premiers consuls dans la documentation, l’analyse linguistique et conceptuelle des termes de civitas, comune ou universitas, enfin le rôle et la fonction des dirigeants sont des thèmes qui ont surtout été abordés pour les communes urbaines. En retour, l’approche des communes rurales a largement bénéficié de ces enquêtes. La définition de commune rurale que propose Chris Wickham reflète bien le renouvellement du questionnaire accompli par les études communales urbaines en Italie : « une association collective structurée et explicite, fondée sur des unités de peuplement rural, et qui dispose normalement de dirigeants (souvent baptisés consuls dès les origines), mais pas forcément de représentants déjà caractérisés formellement comme tels ; elle possède en tout cas une conscience collective et un certain degré de contrôle sur les affaires qui la concernent, mais ne se manifeste pas nécessairement déjà par une terminologie propre (comune ou universitas) ou un cadre institutionnel clairement structuré »[38]. Longtemps, la définition de commune rurale était restée implicite. Il s’agissait en fin de compte de toute commune qui n’est pas urbaine, ou plutôt qui n’est pas une cité. Rappelons en effet que la langue italienne ne connaît pas la distinction française ville-cité. Giorgio Chittolini a d’ailleurs forgé le concept de quasi-città pour distinguer certaines communes « rurales » qui avaient un poids démographique et des fonctions comparables aux communes urbaines comme Prato ou San Gimignano par exemple[39].

         Ainsi au début du siècle dernier, les études d’histoire communale (urbaine) avaient fortement stimulé les études sur les communautés rurales. La vieille tradition urbano-centrée est mise à mal, voire renversé dans les années 1960-1970[40]. Or, au cours de cette embellie rurale, le thème des communes rurales est moins central. Paradoxalement l’intérêt pour l’histoire des campagnes italiennes a suscité moins de débats sur la naissance des communautés d’habitants. Les enjeux ne sont plus les mêmes.

         Ce sont les thèmes de la seigneurie, de la féodalité, du peuplement qui sont renouvelés ; l’histoire économique des campagnes, son cadre matériel, et ses productions sont alors abordés. La communauté villageoise et ses institutions sont quelque peu délaissées. Ainsi, le paradigme bien connu de l’incastellamento qui eut une influence profonde en Italie comme ailleurs n’a pas été construit par Pierre Toubert pour expliquer ce qui constitue une communauté et encore moins ses institutions. L’angle d’approche est décalé dans le temps et par les thèmes abordés, car il s’agissait de relier dans une structure explicative le peuplement, la croissance économique et les modalités d’exploitation des campagnes. Cinzo Violante qui a également marqué les études italiennes aborde les communes rurales avec le même décalage. Celles-ci sont fortement subordonnées à la seigneurie territoriale et c’est dans son cadre qu’elles se développeront plus tard[41]. Par un mouvement de balancier, on assiste depuis quelques années à un « retour dans la ville » de la part des historiens italiens. D’un siècle à l’autre la situation semble renversée. À la suite de ses enquêtes d’histoire rurale et de son ouvrage majeur sur les communes rurales du Lucquois, C. Wickham a étudié récemment, la pratique judiciaire en Toscane en se concentrant sur les tribunaux citadins[42]. Sa méthode d’analyse des élites sociales, sa réflexion sur les institutions communales se prolongent en milieu urbain. Cette unité des études communales en Italie méritait d’être soulignée.

         La bibliographie sur les communautés d’habitants aux XIe-XIIe siècles, qui est très riche à l’échelle de chaque contado voire de chaque région, est moins fournie en synthèse nationale. Cependant, le thème a fait l’objet d’excellents chapitres de synthèse[43]. Dans l’esprit de comparer différentes historiographies européennes, j’ai choisi de privilégier certains thèmes et certaines œuvres qui me semblaient représentatifs de courants historiographiques italiens. Ainsi, ce parcours ne vise pas l’exhaustivité, mais espère seulement proposer quelques jalons italiens dans le cadre d’un travail collectif.

         Les années 1900 occupent une place privilégiée dans l’histoire de notre thème. C’est au cours de controverses mémorables que le thème des communes rurales acquiert ses lettres de noblesse et s’impose comme un thème historiographique incontournable (I). La contribution fondamentale des historiens du droit n’a cessé d’enrichir jusqu’à aujourd’hui le débat et la réflexion sur les communautés d’habitants, mais leur apport est loin de se limiter aux seuls aspects institutionnels (II). Le problème longtemps obsédant de l’ancienneté des communautés rurales aura au moins permis des enquêtes sur la nature et la constitution des biens communaux, la géographie et la chronologie des circonscriptions territoriales en milieu rural (III). Quant au thème classique des rapports de la communauté d’habitants avec son (ou ses) seigneur(s) il bénéficie en Italie comme ailleurs d’une abondante historiographie (IV). Signalons enfin que le thème des communautés d’habitants s’est prêté à merveille en Italie aux monographies conçues dans un esprit proche des cases studies et de la microstoria : c’est ainsi une longue et riche tradition d’études « locales » qui a été renouvelée (V). Aussi l’ouvrage de Ch. Wickham qui analyse les communes rurales dans le Lucquois est-il vite devenu un jalon incontournable dans l’historiographie du thème (VI).

 

I.– Les communes rurales : la naissance d’un thème historiographique autour de 1900

Le thème des communautés rurales a suscité un véritable engouement au début du siècle dernier. Il s’agissait pour la plupart des auteurs d’une étude presque nécessaire pour avoir une vision plus complète de l’histoire urbaine et de son évolution. C’est donc en position subordonnée que les communes rurales sont étudiées. Mais l’âpreté et la variété des débats sont les lointains témoins de cette saison particulièrement riche des études italiennes.

         C’est dans ce climat particulier, que sont forgés à propos des communes rurales certains paradigmes généraux et que de solides traditions d’étude sont nées. L’université de Florence et de Pise a joué un rôle fondamental dans ce renouveau et c’est dans le contexte culturel de la Florence 1900 qu’il faut lire les œuvres suivantes.

         Gaetano Salvemini, alors célèbre pour son étude magistrale des Magnati e popolani de Florence, publie en 1901 un article important sur une commune rurale du sud de la Toscane : Rocca di Tintinnano (auj. Rocca d’Orcia)[44]. En 1207, les habitants du castrum se voient octroyer par le comte Guido Medici une carta libertatis qui évoque fièrement le modèle de la grandeur de Rome dont les causes sont la volonté d’equitas, de iustitia et de libertas. G. Salvemini ne veut pas être dupe et s’attache à démontrer que ces franchises ont été obtenues sous la pression de la communauté des paysans-dépendants. Pression à vrai dire peu visible, mais G. Salvemini la perçoit dans la menace d’abandonner les terres. Bref, ce n’est pas par philanthropie, ni par humanisme que le comte cède des droits à la communauté. Il analyse ensuite le statut économique et social des paysans et leur nouveau rapport avec la commune de Sienne à partir de 1250. Les paysans perdent au change et leur condition empire. Les communes urbaines jouent habilement de deux stratégies : dans un cas favorable aux paysans quand il s’agit d’affaiblir les seigneurs du contado, dans l’autre opprimant et pressurant économiquement les communautés quand elles tombent sous leur coupe. G. Salvemini a fortement relancé le thème des rapports ville-contado en voulant dévoiler la « face cachée » de la brillante civilisation urbaine qui repose en bout du compte sur le labeur des paysans du contado.

         Mais les buts de G. Salvemini étaient également méthodologiques : il appelait de ses vœux une étude renouvelée des conditions paysannes et de leur vie collective. Il partageait cette exigence de rigueur et d’érudition avec son condisciple Gioacchino Volpe. Dans son ouvrage sur Pise et son contado, ainsi que dans ses études sur Volterra, Massa Maritima et Luni-Sarzana, G. Volpe met en lumière une réalité sociale riche et complexe[45]. Il n’y a pas un seul groupe social à l’origine des communes rurales. Il découvre dans les chartes des groupes de milites ou lambardi qui constituent le noyau communal. Ailleurs ce sont des moyens propriétaires locaux, ailleurs encore des paysans. Les mobiles aussi ne sont pas univoques ; il faut par exemple se défendre contre les grands seigneurs territoriaux « féodaux » comme l’archevêque de Pise par exemple. Pourtant dans le cas de Bientina, gros castrum stratégique à la frontière du diocèse, l’archevêque admet l’existence de la commune (1179) et lui concède de nombreux droits seigneuriaux. À Calci, il y a une commune mais pas de seigneurs. La précision et l’abondance des exemples contribuent fortement à enrichir les problématiques sur la naissance des communes rurales et G. Volpe y développe ses fameuses thèses sur le pacte privé à l’origine de la commune. Mais il ne construit pas à tout prix un modèle rigide et se laisse souvent entraîner par sa documentation inédite. Sa conception « vitaliste » de l’histoire le rend sensible aux changements historiques et à leur diversité. En conclusion, pour G. Volpe également, la commune rurale est bien une nouveauté des XIe et XIIe siècles.

         La leçon « volpienne » est perceptible dans les études d’Aldo Checchini sur le Padouan[46]. Ce dernier insiste également sur le fait que les campagnes ne sont pas entièrement habitées par des paysans dépendants. En étudiant la Saccisica et le castrum de S. Giorgio delle Pertiche, il insiste sur le rôle moteur qu’ont joué les hommes libres (qu’ils soient fideles ou libres alleutiers) dans la naissance de la commune rurale. Il veut également réévaluer le rôle joué par les biens collectifs dans la constitution des solidarités rurales.

         C’est Romolo Caggese qui publie la première synthèse sur les communes rurales[47]. Après avoir étudié le contado de Sienne au XIIIe siècle, dans le sillage de G. Salvemini[48], il entreprend cette longue étude sur l’origine des communes rurales. C’est une œuvre inégale qui fourmille d’exemples, pour la plupart toscans, que l’auteur généralise à l’échelle italienne[49].

         R. Caggese appartient pleinement à cette génération de « l’antithèse » définie par Nicola Ottokar (1930) : c’est en opposition aux seigneurs du contado que se seraient formées les communes rurales – et il s’agirait donc du pendant rural des luttes des bourgeois en ville. Les communes naissent comme une réponse des classes opprimées à la domination de la classe seigneuriale. R. Caggese insiste sur cette solidarité dans l’oppression, sur cette conscience de classe pour expliquer la naissance des communes rurales. Sa position tranchée a eu le mérite de relancer le débat sur l’origine des communes rurales. Continuité ou mutation ? Si mutation il y a eu, quelles en furent les causes ? Quelle est la nature de l’oppression seigneuriale ? L’étude des communautés rurales est lancée et les premiers questionnaires sont élaborés. Ils s’enrichiront bientôt au contact des historiens du droit.

 

II.– L’apport des historiens du droit

C. Violante remarquait que l’histoire du droit en Italie avait été la colonne vertébrale des études historiques dans la première moitié du XXe siècle. En effet, mus par des considérations totalisantes – car il fallait bien remplir les grosses sommes qu’étaient à l’époque les manuels de droit public et privé –, ils étudiaient alors la propriété, le grand domaine, les conditions des paysans ; ils publiaient aussi, fort sérieusement, des éditions de chartriers. Je citerai à ce propos l’exemple de Gino Luzzatto qui, après des études de Lettres, recommença un cursus de Droit avant d’étudier l’histoire des campagnes médiévales.

         Deux livres ont exercé une profonde influence sur les générations suivantes. Le premier est celui de Pietro Vaccari[50], qui commence par un constat : dans l’ordre public post-carolingien, des souverainetés territoriales se développèrent en Allemagne. En France par contre, ce sont les liens personnels qui liaient un groupe à son seigneur (lecture influencée par J. Flach). Or en Italie, on assiste aux Xe-XIIe siècles à un nouveau principe d’organisation de la vie économique et politique : la territorialité. C’est un vaste mouvement (un peu mystérieux il est vrai) qui tend à regrouper les forces vives de la campagne autour d’un « centre de tutelle » : le castrum. Il analyse la création d’un véritable district territorial. La force de coercition et de juridiction dans les mains des seigneurs s’appliquera alors sur les libres propriétaires ainsi que sur les paysans dépendants ou travaillant les terres d’autres seigneurs. P. Vaccari s’intéresse moins au passage d’une structure à une autre qu’à la nature de la nouvelle organisation territoriale. Il étudie en pionnier l’inscription presque physique du pouvoir dans les lieux (loci, castra) et décrit finement la terminologie des chartes à propos de la tour, l’enceinte et le territoire soumis au district. Il insiste sur la curia du castrum qui acquiert une véritable personnalité juridique.

         Or pour un juriste de l’époque médiévale, l’universitas est définie uniquement par rapport à une collectivité. Pour expliquer ce rapport complexe entre la curia, le castrum (comme siège des pouvoirs) et la communauté des habitants, il a recours à la distinction proposée par Otto von Gierke entre la ville, réalité réelle à qui appartient une sphère de droits et d’obligation, et l’association des citoyens (universitas). Les deux finissant par coïncider en une association de citoyens qui possède des droits et des devoirs sur un territoire donné. Enfin, il affirme que le principe de la territorialité devient « le terreau juridique sur lequel poussa la commune rurale ». Il suffisait que les habitants (organisés en commune) s’approprient petit à petit d’une part du castrum pour que la commune rurale soit née. Ce mouvement progressif est dû à l’affaiblissement des familles seigneuriales et à l’ascension « quasi-naturelle » des classes subalternes. Le mouvement a pu être lent ou inachevé, mais l’évolution ne fait pas de doute : les habitants remplacèrent les seigneurs, ou partagèrent le pouvoir avec eux. Or la structure juridique est identique, le castrum et son district. Cet acquis est capital : ce juriste éminent est probablement le premier à lier vigoureusement la seigneurie territoriale au développement de la commune rurale en son sein.

         Quelques années plus tard, en 1927, Gian Piero Bognetti, élève comme Vaccari d’Arrigo Solmi à Pavie, publie son premier ouvrage[51], sur lequel il reviendra à la fin sa vie, en 1962, lors de trois conférences à Poitiers[52]. Son ouvrage est important et deviendra une référence bibliographique obligée pour toute étude sur la naissance des communes rurales. G.P. Bognetti aime la polémique et il construit délibérément son ouvrage en réaction aux thèses « volontaristes » de G. Salvemini et R. Caggese, mais également contre l’importance du moment lombard de Fedor Schneider[53]. Ces thèses qui insistent sur la coniuratio (volontaire) des paysans, n’expliquent pas, selon lui, pourquoi le lien communautaire devient nécessaire. Il préfère se pencher sur l’étude du territoire et des communaux. L’étude des « terres communes » n’est pas une fin en soi, ni l’élément constitutif de la commune et du lien communautaire. C’est un indice original (à l’époque) pour tenter une étude régressive des villages et de leur finage. Car pour G.P. Bognetti, le village, sa communauté, et son finage existent de longue date et il va tenter de le démontrer.

         Il consacre un chapitre dense à l’étude des différents termes proche de comunalia. Il mobilise au besoin une grande érudition pour percevoir des affinités de sens, d’étymologies selon la méthode classique des juristes quand ils analysent une institution donnée. Il se penche aussi sur l’accès des communaux et aux méthodes de partage (si partage il y a) : quels sont les critères d’accès ? Est-ce la propriété ou l’habitation qui donne les droits d’accès ? La tradition romaine choisissant plutôt la propriété et la tradition germanique, dont il réévaluera l’apport lombard en 1962, valorisant l’habitation. En conclusion, deux phénomènes convergent aux XIe et XIIe siècles : l’État et le pouvoir public se délitent. Le dominus loci qui est l’héritier local de ce pouvoir devient le titulaire du district et de parcelles de droit régalien sur les incultes (forêts, pâturage, cours d’eau…). Pour G.P. Bognetti, l’unité territoriale la plus petite et la plus solide étant le village, le dominus loci dominera logiquement le village et son territoire. C’est l’aboutissement de ce processus de fragmentation qui s’arrête et se fixe durablement.

         Cependant, le seigneur rencontre dans le village une communauté d’habitants déjà formée et forte d’une continuité et de coutumes presque millénaires selon lui (droits d’usage des terres indivises, délibérations communautaires unanimes). Selon la tradition romaine, les propriétaires de biens dans le village ont des droits sur les communaux (cas du seigneur souvent non-résident) ; la tradition germanique, quant à elle, favoriserait les habitants. La synthèse (italienne ?) entre ces deux traditions hypothétiques est achevée quand la propriété et la résidence définiront l’appartenance communale. Cette synthèse est d’ailleurs renforcée selon lui par la tendance à exclure progressivement les étrangers. Les communes rurales de G.P. Bognetti ont un rôle à jouer dans la vieille querelle, qui oppose encore à l’époque, les romanistes et les germanistes[54]. Nous sommes également plongés dans un monde de pures essences : la communauté villageoise avec sa forte cohésion, et le monde du droit public et de la puissance souveraine qui change d’échelle mais pas de nature.

         Pourtant, il constatait que les termes désignant les communaux apparaissent dans les textes plutôt au cours des XIe et XIIe siècles[55]. S’agit-il d’un simple changement de sensibilité notariale ?

 

III.– Le problème de la continuité

La continuité des communautés rurales a souvent été démontrée par l’ancienneté des circonscriptions ecclésiastiques. Le thème a longtemps survécu dans l’historiographie : ainsi pour Giovanni Santini, la vallée du Frignano dans les Apennins, constitue une région exemplaire[56]. Pour les tenants de la continuité (Albano Sorbelli et Arturo Palmieri), c’est le passage classique du pagus romain à la pieve puis de la pieve à la commune rurale. G. Santini croyait découvrir la pieve-mère de la vallée et en déduisait ensuite les « filles » qui se seraient développées par la suite, donnant ainsi naissance à d’autres communes rurales. Andrea Castagnetti, par ses études sur l’organisation du territoire au haut Moyen Âge en Italie du Nord et par son attention aux méthodes de localisation des biens-fonds employées par les notaires, était bien placé pour reprendre le problème[57]. Il a déconstruit minutieusement la continuité supposée des circonscriptions ecclésiastiques et civiles. Bref A. Castagnetti, après P. Toubert, insiste sur la réorganisation territoriale dans un contexte seigneurial et sur le rôle moteur qu’elle aurait joué dans la réorganisation ecclésiastique postérieure. La circonscription ecclésiastique tendant à coïncider, avec un décalage, avec la circonscription civile. La chapelle devenant alors plebs. Les enquêtes sur les pievi et paroisses rurales lancées par C. Violante s’inscrivent aussi dans ce modèle. Il va de soi que la continuité stricte et mécanique des communautés rurales découlant des structures ecclésiastiques n’est plus de mise.

         Vito Fumagalli et A. Castagnetti ont souvent étudié les régions à cheval entre la Romania (territoire ex-byzantin) et la Longobardia (les territoires anciennement lombards). La comparaison est fructueuse. Ainsi les propriétés et territoires soumis à la juridiction de l’évêque de Ravenne dans le Ferrarese connaissent un mouvement associatif faible et tardif au XIIIe siècle. La faiblesse, pour ne pas dire l’absence, de seigneuries territoriales solides semble être l’explication. Après les études de Gianfranco Pasquali et le livre de C. Wickham, il serait intéressant de poursuivre ces hypothèses dans cette région charnière[58].

         Cependant, peut-on déceler dans les sources quelques indices sur l’existence d’un lien communautaire avant l’apparition des institutions politiques organisées au XIIe siècle. Il existe un consensus des historiens à ce sujet : des structures informelles ont pu exister ici ou là, mais les sources nous renseignent avec parcimonie sur de telles solidarités. Elles apparaissent par intermittence et à propos de problèmes ponctuels : une assemblée qui se réunit en 746 à Musciano, dans le Valdarno lucquois, pour l’élection d’un prêtre. Ailleurs, à Flexo près du Ferrarese, des hommes défendent au début du VIIIe siècle, contre l’abbaye de S. Silvestro di Nonantola, leurs droits d’exploitation sur la silva de Flexo. Par la suite, la réorganisation civile et religieuse du territoire fait disparaître cette « communauté » ; le nom même de Flexo disparaît à jamais de la documentation[59]. Quelques solidarités ont pu subsister, mais globalement les mutations liées à l’incastellamento ont plutôt recomposé les anciennes solidarités en créant pour la première fois un cadre territorial solide.

         Dans une région, qui avait souvent été citée comme propice à une certaine continuité, François Menant distingue clairement les deux phénomènes[60]. Des formes élémentaires et restreintes d’autogestion en matière agraire ont pu exister pour la gestion des biens communaux par exemple. Or, un acteur de poids est apparu au XIIe siècle : les communautés sont alors insérées dans les liens de la seigneurie banale.

 

IV.– Les rapports entre communautés et seigneurs

Luigi Simeoni consacre ses premières études à un genre qui deviendra classique dans l’historiographique italienne et européenne : l’étude des accords entre seigneurs et communautés rurales. L. Simeoni renouvelle la vieille tradition italienne d’étude locale – ancrage local qu’il conçoit comme un moyen de résister aux sirènes de l’histoire post-romantique. C’est un positivisme radical qui va jusqu’à refuser de citer en notes de bas de page les travaux de ses prédécesseurs (G. Salvemini, G. Volpe…).

         Dès 1907, il étudie les chartes transcrivant les plus anciens accords entre seigneurs et quatre communes/communautés dans la région de Vérone[61] : les droits et devoirs réciproques sont fixés à la fin du XIe siècle et dans la première moitié du XIIe siècle. Son corpus s’étoffera et comprendra 25 communes[62]. L. Simeoni utilise une définition large de la commune rurale qui englobe aussi bien un ensemble de vicini qu’une commune constituée avec ses dirigeants clairement identifiés. Indifférent à la taille, il étudie indistinctement une quasi-città ou un petit village. Malgré tout, la synthèse qu’il présente influencera fortement les études postérieures.

         Pour L. Simeoni, la principale caractéristique de ces pactes est de se référer au passé, à la bonne coutume qu’il ne faut pas modifier. Il va de soi que les communautés et leur seigneur n’ont pas toujours la même conception du passé. Il s’agit alors de préparer l’avenir en négociant le passé. De plus, ces accords, véritables contrats sociaux, reflètent des rapports de force. L. Simeoni ne nous décrit pas un monde immobile, ni des conflits violents entre paysans et seigneurs, mais un ensemble changeant de rapports de force qui tendent à l’équilibre. Or, ces équilibres varient de communautés à communautés selon le poids des structures : une villa composée de paysans libres cultivant majoritairement leurs propres terres obtiendra un accord plus favorable que le village où les paysans cultivent les terres du seigneur. La conjoncture politique (guerre ou besoin de sécurité) n’est pas non plus négligeable : ainsi, la situation sera différente si les vicini construisent eux-mêmes le castrum où s’ils demandent protection à un seigneur au sein de son castrum déjà constitué. La croissance économique et démographique aboutit aussi à fragiliser les équilibres antérieurs : les communes prennent plus d’assurance et les seigneurs se penchent davantage sur leurs anciens droits devenus lucratifs. Cependant sur le long terme, la modification des équilibres est plutôt favorable aux communautés villageoises.

         L. Simeoni distingue principalement trois formes de résistances de la part des communautés. La première réside précisément dans l’existence même des premiers pactes et accords : limiter l’arbitraire seigneurial, c’est pour les villageois parier sur l’avenir. Car leurs redevances en devenant fixes ne sont pas proportionnelles à la croissance. Ce sont les villageois qui imposent, en général, le renouvellement des pactes aux nouveaux seigneurs qui se succèdent. À S. Giorgio, par exemple, les accords sont renouvelés en 1139, en 1142 et enfin en 1187 sans changements majeurs. Cependant, les seigneurs peuvent parfois en profiter pour entamer une enquête sur leurs droits. La mémoire devenant alors un véritable enjeu.

         La deuxième forme de résistance est limitée aux modalités d’exercice de la juridiction seigneuriale. L. Simeoni remarque à juste titre que ce sont souvent les épisodes les plus violents rencontrés dans les sources. Ainsi à Porcile en 1190, les vicini avec le podestat à leur tête refusent tout simplement de recevoir et de nourrir leurs seigneurs (chanoines). Le principe même n’est pas en cause, car ils ne refusent pas la juridiction des chanoines. Cependant, ces derniers auraient exagérés en se faisant accompagner par plus de 50 personnes. Un consul de Vérone qui était dans la troupe s’interpose, tente un compromis, et les esprits se calment. On prépare alors le banquet, mais les villageois l’ont sciemment saboté : la viande est dure, le vin mélangé à l’eau et le pain infect. La nuit venue, c’est l’émeute et des menaces de mort sont proférées ; la malheureuse troupe se réfugie dans le campanile et veille toute la nuit. Trois procès vont alors s’engager. Lors du premier, l’empereur juge sur le fond (sans surprise) mais ne précise pas la taille d’une suite acceptable. Les parties se tournent alors devant les juges citadins qui limitent la suite à 25 hommes et 25 chevaux. En 1210, Otton IV annule la sentence et l’historien ignore la suite.

         Ailleurs enfin, les communautés peuvent nier tout simplement les droits de juridiction, usurper les droits d’élection ou de rédaction des statuts ; cela se conclut parfois par quelques scènes de violence ou par des procès. Ces situations aboutissent souvent au rachat des droits seigneuriaux.

         Le thème des rapports entre les communes rurales et leur lien avec le régime seigneurial est également au cœur des enquêtes d’Odile Redon dans le pays siennois et de F. Menant en Lombardie orientale. Quand O. Redon se penche sur la naissance des communes rurales du Senese, son objectif est d’avoir une vision suffisamment claire des rapports entre une communauté rurale et son seigneur avant l’intervention du pouvoir centralisateur de Sienne[63]. En reprenant des dossiers classiques comme celui de la Rocca di Tintinnano et d’autres inédits, elle scrute à nouveau les rapports communauté/seigneur. La charte de « reincastellamento » de Monticello ne peut être plus claire à ce sujet. En effet, le castrum est détruit en 1240 par un incendie. Il faut alors retrouver un nouveau site dans le territoire du district et surtout préserver le rapport seigneur/communauté originel par un nouveau contrat. Ce n’est pas si simple car, par exemple, les distances par rapport aux champs ont changé. L’accord originel était fait pour durer et il concernait les présents, mais aussi les héritiers. On doit alors retrouver son esprit.

         O. Redon montre bien la dimension à la fois collective et individuelle du rapport. Tous les contrats sont négociés à l’échelle de la commune (sauf à Montisi), et l’absence d’unanimité suffit à bloquer le système. Ainsi, à l’Abbadia S. Salvatore en 1262, on sort de l’impasse quand les juges délégués du pape excommunient les rebelles. L’unanimité est sauve… Ailleurs, ces accords permettent de réformer les redevances. Le paiement qui est devenu fixe en nature évoluera classiquement vers un paiement collectif. La collectivité négocie les taux et prend en compte, à l’échelle du finage, la qualité des terres. Deux fois moins dans un secteur éloigné et moins fertile, par exemple. L’absence de dialogue entre les communes et l’abbaye réactionnaire de S. Salvatore empêche d’ailleurs l’unification des redevances. Malgré tout, l’évolution est claire : on tend à fixer les droits et les devoirs des uns et des autres. La commune confirme son pouvoir sur son territoire et le contrôle des seigneurs sur l’activité paysanne diminue. L’étude des communes rurales dans le pays siennois d’O. Redon aborde ensuite l’entrée en scène de l’acteur urbain qui créera, entre autres, un encastrement des juridictions et des citoyennetés[64]. Sa lecture particulièrement fine de la documentation nous fait pénétrer au cœur du lien communal comme lors de cette intrigante histoire de clef perdue du castrum de Ciliano[65].

         Dans son étude sur la Lombardie orientale, F. Menant consacre un chapitre important aux communes rurales[66]. L’approche régionale permet d’aborder différentes typologies comme les bourg-francs de création urbaine, mais aussi ces grosses agglomérations qui sont plus proches des villes que des villages. Ces gros bourgs apparaissent en même temps que les communes urbaines à fin XIe siècle et au début XIIe siècle. La protection impériale et leur dynamisme économique jouent un rôle moteur. On pense par exemple, à la situation exceptionnelle de la communauté du Val di Scalve dont la richesse (due à l’exploitation minière) nourrit une combativité et une assurance à toute épreuve avec leurs voisins montagnards, avec les comtes ou avec la commune et l’évêque de Bergame.

         Par la suite, le phénomène communal est principalement l’effet de mutations extérieures à la classe paysanne, comme le déclin et l’inefficacité des modalités de gestion seigneuriale traditionnelle. Mais l’apparition de la commune urbaine comme troisième larron est déterminante. Cette « grande sœur abusive » le pousse à aborder l’étude de l’émancipation paysanne avec, selon ses mots, « un certain préjugé de scepticisme ». En étudiant un corpus de 35 communes rurales, F. Menant aborde le phénomène communal du point de vue des budgets paysans. Le rachat des droits par les communautés a dû se traduire par quelques livres environ par foyer paysan, auquel il faut ajouter le loyer de la terre et bientôt les impôts urbains. De plus, les communes les plus importantes obtiennent plus de liberté, mais le paye fort cher et il note l’attachement classique des seigneurs à la haute justice quand elle subsiste. Individuellement les paysans qui ne sont plus les sujets du pouvoir banal sont devenus collectivement des acteurs. Les éléments de domination se sont recomposés, formalisés mais sont toujours présents. Ainsi, le rachat des banalités a pris la forme d’une investiture féodale. Il s’agit du serment des vassaux nobles et cela est logique puisque ces communautés ont reçu et gèreront une part du pouvoir banal.

         En conclusion, il y a eu « échange d’une intervention seigneuriale dans tous les secteurs de la vie quotidienne contre une prestation financière globale et un engagement qui peut entraîner fort loin » (militairement par exemple)[67]. Le rôle de la commune urbaine au XIIIe siècle sort de notre propos, mais elle était parfois présente dans certaines négociations entre communautés et seigneurs au milieu du XIIe siècle et imposait déjà ses exigences fiscales.

         L’étude des rapports entre communautés et seigneurs est un thème qui se prêtait à une approche régionale (Toscane, Véronais, Lombardie…). Par contre, l’analyse sociale des principaux acteurs villageois s’est souvent épanouie à une échelle plus locale.

 

V.– Case studies et microstoria, ou des villages devenus célèbres

L’historiographie italienne a toujours été sensible aux approches locales, aux monographies villageoises. Ces études ne sont pas conçues pour illustrer des paradigmes généraux mais au contraire pour stimuler et enrichir la recherche. C’est un genre qui bénéficie en Italie d’un véritable enjeu scientifique. Ainsi, certains villages sont devenus célèbres comme Passignano dans le Chianti ou Pernumia dans le Padouan.

         Johan Plesner écrit en 1934 (en français) un ouvrage capital sur le contado florentin au XIIIe siècle[68]. Ce danois, qui quitta le lycée à 16 ans pour faire partie vers 1910 des peintres d’avant-garde, brûle dix plus tard tous ses tableaux et trouve son salut dans l’histoire médiévale toscane. Il est devenu célèbre pour sa thèse qui renverse les rapports ville/contado. Au cours du XIIIe siècle, la propriété des citadins augmente dans le contado. Or, pour J. Plesner, ce sont d’anciens propriétaires ruraux qui ont émigré en ville. La propriété foncière reste dans les mêmes mains. Il y aurait eu une émigration de propriétaires, d’une partie de l’élite rurale et non de pauvres hères fuyant les mailles d’un système seigneurial oppressif. La thèse a été critiquée car elle s’appuie uniquement sur deux cas : le castrum de Passignano à 30 km au sud de Florence (Chianti) et une paroisse rurale, Giogole à 7 km. Cependant, l’ouvrage est novateur, car il adapte la méthode prosopographique de N. Ottakar à l’étude du castrum de Passignano. En effet, c’est une véritable fresque sociale qui est offerte. J. Plesner analyse finement la listes des habitants, étudie les contrats agraires pour déterminer les hiérarchies sociales, essaye de reconstituer le parcours des élites villageoises, leur patrimoine, leur réseau social en ville comme à la campagne. Sa thèse-boutade (« c’est le contado qui conquiert la ville et non le contraire ») ne doit pas cacher la richesse méthodologique de son ouvrage.

         Cet intérêt pour les élites villageoises dans les années trente est perceptible dans plusieurs ouvrages d’histoire rurale, y compris en-dehors du cercle des médiévistes. André Latron, dans un livre passionnant pour un médiéviste, écrit ainsi à propos des notables ruraux du Liban d’alors : « actuellement, lorsqu’ils disparaissent, rien ne vient les remplacer, rien ne vient remplir les fonctions de direction et de protection ainsi laissées libres. Ce phénomène peut être observé très aisément dans le Liban sud en particulier, où les grandes familles anciennes sont en partie déchues ; le paysan, demeuré seul et sans appui ni protection, livré à lui-même, va chercher de l’aide à la ville où, en fin de compte, il est grugé plus que jamais »[69]. Avant l’exode rural massif de l’après-guerre, le retour à la terre prônée par certains concerne surtout les élites qui succombent aux mirages de la ville et déstructurent les communautés[70].

         L’étude de Sante Bortolami sur le village de Pernumia dans le padouan[71] poursuit cette tradition historiographique des études locales[72]. C’est l’occasion d’écrire des pages importantes sur les cadres territoriaux post-carolingiens, sur l’économie rurale (la part de l’inculte, contrats agraires, conditions des paysans), sur les rapports entre la ville et le contado ou encore sur les structures ecclésiastiques (dîmes, rôle de la plebs au sein de la communauté rurale). Quand apparaissent au milieu du XIIe siècle la commune et le comitatus de Pernumia (seigneurie territoriale), plusieurs grands propriétaires cohabitaient : le chapitre de Padoue, le monastère de S. Stefano ou les Da Carrara, par exemple, possédaient un pouvoir sur les paysans (distictio). Ces enclaves sont nombreuses dans le territoire villageois. Pour S. Bortolami, l’intérêt de la situation consiste justement à étudier les relations complexes entre la communauté villageoise et les puissants[73]. En effet, ces derniers se répartissent schématiquement en deux catégories : les domini et le dominus ville. Les grands propriétaires (domini) possèdent des terres et des droits sur leurs paysans. Les sources éclairent, ici comme ailleurs, les patrimoines ecclésiastiques, mais on rencontre également, au début du XIIIe siècle, un certain Henrigetus de Petro Toco. Sa position et ses intérêts à cheval entre Padoue et Pernumia rappellent le personnage de Gerardino étudié par C. Wickham à Marlia. Au-dessus de ces puissants, le dominus ville ou comes (appellation archaïsante) possède depuis le milieu du XIIe siècle des pouvoirs sur tous les hommes libres du territoire. Cependant, le pouvoir local est partagé entre les arimanni (autre appellation archaïque pour les hommes libres) qui constituent le noyau dur de la communauté et les Da Carrara (comes) depuis la fin du XIIe siècle. En effet, les arimanni élisent la moitié des consuls, tandis que la moitié restante est choisie par le seigneur. Sous la pression, semble-t-il, la communauté villageoise obtient du comte de nombreux privilèges au début du XIIIe siècle. La lente formalisation juridique et l’évolution de la coutume locale peuvent être suivies au cours du XIIIe siècle grâce aux statuts communaux du début XIVe siècle qui présentent classiquement une structure feuilletée.

         Cette approche locale est toujours très vivante en Italie[74]. D’ailleurs l’étude de Ch. Wickham sur le Lucquois s’inscrit dans la continuité d’un genre historiographique en constant renouvellement.

 

VI.– L’histoire expérimentale de Chris Wickham

En 1995, C. Wickham publie une étude sur les Communautés et clientèles en Toscane au XIIe siècle[75]. Cette région est originale à plus d’un titre pour aborder le thème des communes rurales : il s’agit de l’arrière-pays plus ou moins vaste des villes italiennes soumis à leur juridiction. À Lucques, ce sont les Sei Miglia (il s’agit donc d’un territoire de 6 milles de rayon) et les seigneuries territoriales y sont globalement absentes. La seigneurie épiscopale de Moriano est un cas exceptionnel. Le binôme commune/seigneurie est dissocié, et pourtant les communes rurales y apparaissent ni plus ni moins au XIIe siècle.

         Comme un scientifique qui prépare ses expériences avec minutie, C. Wickham essaye de limiter au maximum les interférences néfastes à la bonne observation et s’appuie sur une lecture et une utilisation des sources remarquables. Profitant de sa longue expérience des fonds d’archives et de son flair personnel, il constitue ainsi des dossiers documentaires riches pour ne pas dire exceptionnels à l’échelle européenne. Toutefois, hormis quelques documents remarquables comme par exemple un procès de 1206 opposant les vicini de Tassignano et les patrons de l’église locale devant les tribunaux urbains, la majorité des sources analysées sont classiques : des contrats agraires, des actes d’achat ou de vente, des donations pieuses, etc. Mais partant du constat que les transactions foncières ne se comprennent pleinement qu’analysées dans leur contexte social, C. Wickham utilise ces sources, somme toute ingrates, pour approcher le milieu social dans le lequel évolue nos villageois[76]. Il éclaire ainsi la réalité sociale et ses enjeux, avant et après l’apparition dans la documentation des termes de vicini,consul, comune, universitas

         Ainsi à Marlia, le patrimoine et le réseau social de deux moyens propriétaires, deux notables locaux, sont analysés à un siècle de distance. Au milieu du XIe siècle, l’importance locale de l’un, Moro, provient de son insertion dans les clientèles aristocratiques d’ampleur diocésaine, tandis qu’au XIIe siècle, les réseaux aristocratiques semblent se détourner de Marlia. En effet, la situation de Geradino, le second notable envisagé, entre 1140 et 1180 est très différente : il développe peu de liens avec la grande aristocratie. Il assure sa position de notable local par ses activités économiques et sa position urbaine et il partage probablement sa résidence entre Lucques et Marlia. Le changement est d’importance et C. Wickham parle alors du « dépérissement des réseaux de relations externes et organisés verticalement (qui) a probablement provoqué un renforcement des réseaux de substitution organisés plutôt localement et horizontalement ».

         Dans la seconde moitié du XIIe siècle, l’influence urbaine se fait sentir à Marlia, comme un monde ambivalent qui offre des possibilités nouvelles tout en constituant une menace (cas de Gerardino). Les premiers pas de la commune autour de 1200 sont à comprendre dans ce double contexte : « Pour de nombreux groupes (surtout les élites villageoises) la commune devient un choix possible en cas de besoin ». Un choix possible qui n’est ni nécessaire ni inéluctable. L’évolution est claire, bien qu’elle soit parfois en pointillé car les sources éclairent surtout ces deux propriétaires. Wickham a construit un « exemple hypothétique » et l’enquête sur les liens collectifs dans les campagnes au XIIe siècle est lancée.

         De ce livre riche et très dense, on peut retenir les conclusions générales et les nouvelles pistes présentées clairement à la fin de l’ouvrage ; mais l’intérêt du travail vient aussi des cas concrets qui sont dans l’esprit de l’auteur autant d’étapes nécessaires permettant d’aborder un discours général à l’échelle européenne sur la naissance des communes rurales. Une découverte scientifique ne peut se comprendre pleinement sans l’analyse des expériences et de leur protocole. Il en va de même pour les « exemples-expériences » présentés par l’auteur. Il s’agit essentiellement du cas particulier de Moriano (territoire de 6 km² éclairé par plus de 200 documents pour une population de 1000 habitants environ), mais également de S. Margherita, de Tassignano et de Paganico, qui sont des communes rurales de la plaine de Lucques sous juridiction urbaine.

         À Moriano, la seigneurie territoriale de l’évêque date des décennies 1070-1080 et les charges seigneuriales sont relativement limitées. En 1081-1082, le siège par l’armée impériale et lucquoise échoue ; cela permet la survie de la seigneurie épiscopale et la cristallisation de l’identité politique locale en faveur de l’évêque et contre la ville. L’organisation collective ne semble pas avoir souffert de la reprise en main de l’énergique évêque Benoît. La seigneurie de Moriano semble acquérir une structure organisée en même temps que la commune. En ce qui concerne les droits de justice, il est même douteux que l’un puisse exister sans l’autre. Quant au lent développement de l’identité communale, il ne s’effectue guère aux dépens du pouvoir épiscopal. Par les nombreux exemples présentés au cours de l’enquête, Ch. Wickham est particulièrement attentif aux élites rurales et il évoque leur pouvoir de « vie ou de mort » sur les communes dans des termes proches d’A. Latron. Il essaie de les replacer dans leur contexte local et tente de comprendre le processus d’institutionnalisation des communes. Il veut véritablement appréhender le choix et les stratégies des élites à travers leur propre regard, ce qui suppose que l’historien dispose des mêmes informations que les contemporains eux-mêmes.

         C. Wickham sait être pragmatique et donne une liste non exhaustive de paramètres à définir. L’historien qui abordera la naissance des communes rurales dispose maintenant d’un questionnaire, un peu à la manière des Instructions d’ethnographie descriptive (1926-1939) de Marcel Mauss, qui le pousse à : 1) évaluer les biens communaux ; 2) évaluer l’étendue des domaines appartenant à des propriétaires extérieurs ; 3) savoir s’il y a dispersion ou plutôt concentration en des mains « étrangères » ; 4) connaître l’identité des patrons de l’église locale et l’intensité de leur participation à la vie villageoise ; 5) analyser l’importance et la cohérence d’éventuels droits seigneuriaux locaux ; 6) rechercher le nombre des propriétaires locaux et leur statut social ; 7) préciser le nombre des tenanciers et leur statut ; 8) enfin aborder le degré d’engagement de l’élite locale dans la vie du village et percevoir l’intensité de l’attraction exercée par la ville sur cette même élite. Utopique ? Cela est possible dans certain cas ; ailleurs il construit des « exemples hypothétiques », des exemples en pointillés.

         Rassemblant les matériaux, Wickham décrit ensuite un modèle d’évolution institutionnelle classique : 1e temps : (début XIIe siècle) : les vicini commencent à mener des actions collectives et si nécessaire se font représenter officieusement. 2e temps (milieu du XIIe siècle environ) : des règlements propres commencent à apparaître et le serment est la colonne vertébrale de l’ensemble. La commune dispose de représentants reconnus et stables (consul par exemple). Dernier stade (1200 environ) : les charges communales sont institutionnalisées dans le cadre d’un territoire bien défini (village et paroisse). Un breve (réglementation jurée) est rédigé. Cependant à Moriano, il date de 1170 et appartient à la phase précédente de gouvernement consulaire informel. C. Wickham trace d’une main sûre, le sens cette évolution pour les dirigeants locaux selon le contexte politique et économique local. À Moriano par exemple, la première étape est le résultat d’un renforcement de la cohésion sociale provoquée par le siège de 1081-82. Ailleurs dans les Sei Miglia, les paroisses se développent avec leur identité et leurs fonds propres.

         L’évolution à Moriano est claire : La société n’est pas divisée structurellement entre une élite de propriétaires fonciers militarisés et une masse de cultivateurs. L’accès privilégié à l’évêque (par le mécanisme du fief) n’entraîne pas une position dominante dans le village car les feudataires de l’évêque se recrutent précisément dans toutes les couches de la société. Ainsi l’élite « utilise la commune » pour asseoir son hégémonie localement. Vers 1200, le contexte change et les élites emploient les « structures communales et seigneuriales pour assurer leur propre survie » face à l’arrivée massive de propriétaires citadins. La collaboration avec l’évêque en sort renforcée. Pour maintenir son statut local, l’élite a donc un triple besoin : des institutions communales fortes, des privilèges fiscaux du district et enfin du soutien politique de l’évêque. À Tassignano, en revanche, la situation est différente : les notables urbains et les patrons de l’église locale tentent de contrôler la commune « d’en haut ». L’intérêt collectif des moyens propriétaires et tenanciers est visiblement de leur résister. À S. Margherita et à Paganico, on a affaire à une commune dominée par une élite de petits et moyens propriétaires, pour qui l’église locale constitue le point de ralliement. Remarquons que la construction des églises paroissiales ne renforce pas automatiquement l’identité communale ; les causalités ne sont pas simples pour C. Wickham et il insiste sur l’apparition d’enjeux matériels qui peuvent constituer localement un intérêt pour les élites. Or, ces dernières subissent de plus en plus l’influence de la ville. Les effets sont alors contrastés : on assiste à une certaine paupérisation des élites locales à S. Margherita, tandis qu’à Paganico c’est plutôt le thème de la trahison des élites qui est mis en avant. Le cas de Paganico est, semble-t-il, représentatif de l’évolution générale : « au moment même où les communes rurales des Sei Miglia commencent à s’institutionnaliser, elle perdent leur substance même à la suite des départ de leur principaux partisans ». En effet, les communes de la plaine sont plutôt faibles et, progressivement, les communes rurales ne seront plus qu’un rouage local de l’administration urbaine.

         En élargissant l’échelle d’analyse, C. Wickham insiste sur deux éléments de contexte : le déclin des clientèles aristocratiques et l’affaiblissement de la puissance publique (définitivement après la mort de la comtesse Mathilde en 1115). C’est l’environnement, dans lequel, il faut replacer la naissance des communes rurales. L’exemple local de la plaine de Lucques est stimulant et C. Wickham nous invite à aller plus loin et à construire des hypothèses permettant d’expliquer les raisons de cette convergence à l’échelle italienne, voire européenne. Il ne faut pas, selon lui, opposer la formalisation des liens verticaux et horizontaux. Ils doivent, au contraire, être mis en relation avec le nouveau contexte d’organisation locale du pouvoir.

 

Concluons notre parcours historiographique par le discours de la méthode que nous délivre C. Wickham. En Europe, dans l’environnement renouvelé du XIIe siècle, une nouvelle variable apparaît, la commune rurale. Or, sa valeur n’est définie que par rapport à un contexte local, à un milieu particulier. L’étude de la commune rurale n’est pas un but en soi. C’est un moyen qui permet de lier le général au particulier. Il faut un contexte général pour son développement, mais sa couleur, son intensité nous donneront localement la température sociale. C’est donc un moyen d’aborder l’histoire sociale à l’échelle de l’Europe sans aplatir les situations locales et en restituant aux contemporains la liberté et la responsabilité de leurs choix pour vivre en société.


 

Lecture d’Osvaldo Raggio, Faide e parentele

Lo stato genovese visto dalla Fontanabuona (1990)*

 

Patrice Beck

Université Panthéon-Sorbonne (Paris I)

 

Spécialiste d’Histoire économique et sociale de la Ligurie des Temps Modernes, codirecteur de la revue Quaderni Storici, Oswaldo Raggio signait avec ce livre – Faide et parentèle, l’État génois vu depuis la vallée de Fontanabuona – un essai de « micro histoire ». Aux XVIe et XVIIe siècles, dans une vallée de la République de Gênes s’ouvrant sur la côte ligure à environ 20 km à l’est de la capitale, quels sont les comportements politiques des communautés d’habitants face au pouvoir central, comment l’État pense et intègre dans ses actions les réalités socio-économiques des populations ?

         Le livre nourrit ainsi un thème central de l’historiographie italienne – l’histoire politique de la « cité république » – et en ausculte son principal paradigme : la parenté structurant les oligarchies au pouvoir, la famille comme institution politique, son intégration dans les rouages de « l’État moderne ». Il en identifie un biaisement fondamental : la modernité et la maturité politiques d’une société se mesurent exclusivement à l’aune du niveau de développement d’un État central imposant à tous ses lois, ses institutions et ses rouages administratifs, considérant les oppositions et les résistances à ses normes comme des « archaïsmes » et/ou des « faits marginaux » et non comme des propositions alternatives[77].

         Il en explore alors une nouvelle approche, consistant à briser cette dichotomie orientée et hiérarchisée entre État et Société, gouvernants et gouvernés, centre et marge, culture forte et culture faible, pensée et opinion, à chercher les catégories mentales locales et à penser le jeu politique comme une interaction continue entre l’élite et le peuple : les gouvernés, individuellement et en formation, non seulement réagissent aux instructions venues d’en haut mais sont aussi aptes à formuler des demandes et à donner des réponses articulées en matière de gouvernement : ils savent s’organiser en divers flux d’agrégation, d’intégration, d’exclusion ; ils savent aussi bien manipuler les idées politiques, les transformer pour les intégrer à leur pratique.

         Le terrain d’enquête choisi était suggestif, les factions politiques constituant le fondement de la société et de la république de Gênes : Nous les Génois sommes factieux par nature… En 1528, la réforme d’Andrea Doria, qui vise à pacifier la vie politique, crée certes 28 Alberghi pour agréger les maisons nobles et casser la dynamique mortelle des vieilles alliances familiales. Mais en 1575 a lieu une guerre civile alimentée par l’antique solidarité endogamique en révolte, les « Anciens » ne voulant pas se mêler aux « Nouveaux ». En 1576 est trouvé un compromis par les leges novae : création d’un ordre nobiliaire unique regroupant toutes les factions ; fixation des caractéristiques et des frontières sociales de cette oligarchie basée sur la richesse et constituant un « ordre de gouvernement » ; création d’une administration de la justice criminelle dépendant du Sénat et supérieure aux tenants du ban, représentée dans les campagnes par des préteurs et des commissaires qui ont laissé une documentation d’une très grande richesse.

         Cette dernière révèle avec force qu’en Ligurie sous l’Ancien Régime, la parenté est bien la valeur cardinale de toute réalité communautaire, qu’elle structure tous les secteurs de l’organisation socio-économique et qu’elle fait de la résistance et est identifiée par l’État « moderne » comme obstacle majeur à son développement

 

I.– La parenté comme principe d’organisation de la vie socio-économique

En cherchant les catégories interprétatives de la culture locale, la parenté (parentela, casata, famiglia dei…) est celle qui revient le plus souvent et qui paraît unifier le mieux l’ensemble des phénomènes socio-économiques rencontrés.

         D’une part, la parenté organise l’habitat caractérisé par une dispersion certaine en villages, hameaux et fermes isolées : la formation de nouveaux feux ne s’opère pas par segmentation ou scission mais par agglutination sur le foyer d’origine. La résidence est patri/viri-locale : seules les filles, dotées seulement en argent, partent au mariage du noyau paternel ; les fils, tous héritiers, après le mariage/partage indivis, s’installent dans des parties de la maison ou dans des maisons contiguës. Les parentés de sang et de nom restent compactées, spatialement homogènes : 100 % ou presque des parcelles construites voisines appartiennent à des parents en 1641 dans la vallée.

         Par ailleurs, la parenté assure l’organisation foncière, comme le montre par exemple le fait que le nombre des patronymes est limité par paroisse : à Cicagna et Orero, les 7 parentés les plus fortunées représentent 75 % des propriétaires et concentrent 78% de la valeur estimée des terres, 74,7 % des parcelles, 80,3 % des maisons et 17 des 20 moulins. La concentration des propriétés par parentés est donc extrême : sur l’ensemble de la vallée, 70% des parcelles non construites voisines appartiennent à des « parents ». Le marché de la terre est également contrôlé par la parenté : le type de transaction sur la terre le plus développé est la vente avec clause de rachat (vente à réméré), dans laquelle le vendeur est souvent le débiteur de l’acheteur et en devient souvent le tenancier ; cette vente masque ainsi une opération de crédit et celui-ci « n’était probablement que l’acte final d’une série de transactions multiples non enregistrées devant notaire » (p. 175) ; mais à partir d’un certain volume critique de parentés, les transactions n’en sortent plus guère et marquent l’entraide/la hiérarchie entre lignages économiquement différenciés, les forts portant/assujettissant les faibles.

         Enfin, la parenté organise le marché du travail et l’activité économique : le type d’entreprise le plus largement rencontré repose sur la parenté, comme le montre l’exemple de la famille Arata, de grands propriétaires terriens dont le centre de gravité se trouve à Pianezza. On y trouve un ensemble de maisons et de moulins agglutinés autour d’une grande habitation appelée il palazzo, tandis que les autres biens fonciers, châtaigneraies, vergers, moulins et maisons, s’étendent sur 7 villae peuplant une vallée secondaire pénétrant la massif des Apennins en direction du Pô et au fond de laquelle une villa porte leur nom. En outre, ces Arata sont également de grands commerçants : ils figurent parmi les principaux protagonistes de l’organisation et de la gestion du commerce de l’huile et du savon depuis Rapallo vers la plaine padane, le licite comme de contrebande ; cinq Arata sont identifiés comme possédant des tavernes et des mules à Pianezza, Orero, Croce… Mais les Arata sont aussi des notables auxiliaires du pouvoir central : en 1575, pendant la guerre civile, Galeazzo Arata organise la milice rurale après avoir juré obéissance au commissaire et, entre 1676 et 1613, il en sera le capitaine à tour de rôle avec son frère et un noble d’une parenté alliée. La parenté compte aussi un notaire.

 

II.– La parenté comme support de la criminalité/résistance à l’État

À partir de 1578, des commissaires sont systématiquement envoyés contre les bandits de l’arrière-pays dont le nombre croît et reste considérable aux XVIIe et XVIIIe siècles malgré les efforts de l’État : pour 5023 âmes dénombrées en 1646, on enregistre 670 criminels entre 1660 et 1710, soit 13 % de la population[78]. Le commissaire mandaté par Gênes dans la vallée de Fontanabuona pour « réprimer les bandits, leurs complices et pacifier les parentèles », doit la première fois faire demi-tour et revenir accompagné de 200 soldats. Il écrit que « tous ont des relations avec les bandits, tous sont armés et ont tiré à l’arquebuse contre les soldats à l’occasion de nombreuses escarmouches, tous sont bandits ou complices ».

         La guerre civile de 1575 et l’interventionnisme étatique ont amplifié un phénomène endémique, ils ont exacerbé des conflits ancestraux entre groupes familiaux, ils ont renouvelé et dramatisé les résistances à l’encadrement comme la compétition pour les charges locales. Autrement dit, l’état génois crée au moins en partie le banditisme qu’il entend réprimer et renforce la réalité qu’il entend faire disparaître : sa légitimation et celle de l’oligarchie bourgeoise qui le sous-tend passent par la pacification sociale, la mise en forme légale et procédurière des pratiques coutumières. En effet, les commissaires poursuivent des offenseurs, des voleurs, des contrebandiers, des meurtriers, des factieux coupables de lèse-majesté : mais il ne s’agit pas tant de dérèglements individuels que des actions collectives et des affaires familiales. Ce sont des bandes – des compania comme les institutions commerciales – qui organisent les expéditions de contrebande, de vol ou de vengeance : la parenté constitue la base de recrutement et les membres déclarent des épouses et des enfants, des domiciles fixes généralement dans leur agglomération de naissance. Les activités de contrebande et le vol des caravanes se risquant à traverser les montagnes entre la côte ligure et la plaine padane, sont essentiels à l’économie de subsistance des familles les plus pauvres des parentés et occupent une place importante dans l’économie d’échange locale. Certes, les procès-verbaux des enquêtes de terrain mettent en scène des « bandits » : c’est-à-dire des malfaiteurs agissant en bandes, aidés et protégés par des « partisans », des « auxiliaires », des « complices », des « receleurs ». Mais la diversité du vocabulaire est éloquente et tous sont parents ou appartiennent à des parentés alliées dans des ligues formant des factions : ils ne sont pas dans le tissu social comme poisson dans l’eau, ils sont le tissu social.

 

III.– La parenté comme principe juridique

La dimension collective du crime est inscrite dans la loi : la « solidarité parentale » y est traduite en « responsabilité collective » : aux termes d’une loi de 1610, les parents des bandits – de sang et de nom – paieront les frais d’enquête et les compensations aux victimes. De plus, une loi de 1613 prévoit qu’en cas de mort violente, il doit être relevé « les nom, nom de famille, condition et âge de tous les parents en situation d’hériter, de telle manière que la justice ne puisse être trompée en cas de transaction de paix ou de rémission » (p. 19-20).

         Par ailleurs, en vertu de leur lettre de commission, les commissaires locaux ont en charge de poursuivre le crime et, surtout, de pacifier les conflits entre les parentés. Dans les enquêtes le compromis est largement recherché et dans les jugements les sentences sont essentiellement de compensation, par manque de moyens coercitifs sans doute mais aussi par stratégie : composer/comprendre les disputes et les vengeances est le seul moyen efficace d’arriver au cœur des pouvoirs locaux, d’influer directement sur les mécanismes de la compétition sociale, économique, politique. L’État s’adapte faute de s’imposer. Ainsi, en 1579, une trentaine de personnes de la vallée séjournent à Chiavari dans une auberge pendant plus d’un mois. Elles sont protégées, dit-on, par un sauf-conduit des autorités locales proclamé par tous les villages où elles sont passées et où elles se sont arrêtées : elles bénéficieraient d’une rémission collective octroyée par la République pour avoir « tué des bandits ». Elles accompagnent en fait et protègent un « parent » venant déposer la tête d’un ennemi âgé de 70ans. Un cas similaire est enregistré à Rapallo l’année suivante…

 

IV.– La parenté comme norme sociale et cadre politique

En 1661, un commissaire déclare que l’obstacle le plus grand, insurmontable même, qu’il rencontre dans les communautés du Levant, est la division des « paysans par parenté et par faction » : c’est dire que l’État génois n’a toujours pas gagné après un siècle d’efforts et que la parenté continue de constituer le fondement de toute vie sociale.

         De fait, on observe que la faide reste une alternative à la justice d’État. Les querelles entre parentèles se transmettent d’une génération à l’autre et peuvent avoir des durées séculaires. La faide comme régulation de la violence dans les sociétés traditionnelles a été bien étudiée par les ethnologues qui, en la matière, ont constitué de solides modèles d’anthropologie politique[79]. Elle régule les rapports entre les parentèles, affirme la cohésion familiale d’une part, assure les solidarités verticales d’autre part. Elle met en place la réciprocité/symétrie et la périodicité des morts. La violence peut dormir des décennies et, pendant ce temps, les familles ennemies peuvent négocier, échanger ; elle s’ouvre à nouveau quand il est nécessaire de rééquilibrer les rapports entre les groupes, redessiner leurs marges, leur espace et leur puissance.

         On observe par ailleurs que la parenté contrôle les rouages politiques et administratifs locaux. Les principales familles locales sont les auxiliaires indispensables du gouvernement central lointain, elles se partagent les offices, recueillent les taxes, organisent la vie publique et assurent les rapports à l’État. Le centre administratif, économique et fiscal est Rappallo, où se trouvent les institutions locales de la Podesteria (exécutif) et le Parlement (législatif) ; entre 1620 et 1680, les 2/3 des agents du Parlement de Rapallo viennent de trois familles. Le centre de gravité politique est Chiavari, où réside le capitaine – un noble génois. Ce lieu focalise de tout temps les rapports sociaux de la circonscription : les alliances et les oppositions locales s’y prolongent et y trouvent, au contact des rouages de l’État et des échos de la grande politique, les supports officiels à leur expression et à leur affirmation sous les deux formes essentielles de la criminalité et de la compétition pour les charges publiques. Au milieu du XVIe siècle, toutes les parentés du bourg de Chiavari, avec leurs ramifications rurales, sont ainsi organisées en « ligues » regroupant des parentés liées par mariages et les affaires : au total 91 parentèles se distribuent en 9 ligues, l’une de 71 parentés constituées en 5 ligues, l’autre de 20 parentés formant 4 ligues. Un rapport du vicaire de Chiavari estime en 1549 que ces « ligues pourraient réunir au total plus de 2000 hommes aptes à porter les armes » et que sur « 100 désordres, 98 sont le fait de ces ligues ». Ces ligues se regroupent en outre en deux camps : deux factions commandées par les deux maisons nobles les plus influentes, l’une guelfe et pro-française, l’autre impériale et pro-espagnole. Au moment de la guerre civile de 1575, les deux factions véhiculent la querelle des « Anciens » et des « Modernes » qui agite la capitale. La continuité séculaire de l’ordonnancement des factions repose sur la continuité démographique et économique des maisonnées, de leurs alliances matrimoniales et des leurs affaires communes : une pérennité fondée sur la co-résidence et la continuité territoriale caractérisant l’assiette spatiale des parentés.

         Au niveau local, il y a bien des paroisses, mais ce sont des « parents » qui desservent les églises et leurs « Universités » sont constituées par les chefs de famille.

         La parenté contrôle enfin l’ascension sociale. L’appartenance à une « compagnie », une « ligue » ou une « faction » est en effet un moyen d’ascension sociale important pour les membres des petits lignages terriens : ils accèdent ainsi à un réseau de relations qui dilate leur horizon. Elle est aussi le moyen de la distinction sociale au sens d’agrégation à une entité supérieure et de mise en conformité des pratiques avec leur représentation officielle. Elle est un rite de passage au sens des anthropo-sociologues pré- et post-structuralistes[80]. Ce sont d’ailleurs ces usages pratiques qui fondent l’importance de la parenté, et non pas le simple lien généalogique : « La simple relation généalogique ne prédétermine jamais complètement la relation entre les individus qu’elle unit. L’étendue de la parenté pratique dépend de l’aptitude des membres de l’unité officielle à surmonter les tensions qu’engendre la concurrence des intérêts à l’intérieur de l’entreprise indivise de production et de consommation et a entretenir des relations pratiques conformes à la représentation officielle que s’en donne tout groupe qui se pense en tant que groupe intégré, donc à cumuler les avantages que procure toute relation pratique et les profits symboliques qu’assure l’approbation socialement accordée aux pratiques conformes à la représentation officielle des pratiques, c’est-à-dire l’idéal social de la parenté » (p. 258, note 64).

 

En conclusion, les relations parentales fondent la perception du monde, les rapports sociaux et la continuité historique dans la Fontanabuona. La guerre que lui livre l’État génois pendant au moins les trois siècles des Temps Modernes ne parvient pas à en abattre l’influence. Ni l’agrégation des élites dans les rouages du gouvernement local, ni la criminalisation des comportements factieux et lignagers n’en ont eu raison. Le système qu’elles forment ne devient résiduel qu’au XIXe siècle, suite aux changements politiques (chute de la République de Gênes), aux mutations économiques (fin des transports trans-Apennins) et à la grande émigration trans-océanique qui vide les vallées.

 


L’historiographie espagnole

 

Pascual Martinez Sopena

Université de Valladolid

 


 

Lecture de José Angel García de Cortázar, La sociedad rural

en la España medieval (1988)*

 

Roland Viader

C.N.R.S., Toulouse

 

Comme son titre l’indique, le livre de José Angel García de Cortázar traite de la société rurale dans l’Espagne médiévale ; l’ouvrage se situe à mi-chemin entre le manuel et l’essai de synthèse. D’emblée, ces deux remarques sont une façon de souligner les limites de toute critique qui prétendrait dégager de ce livre une pensée et une démarche historique sur les communautés d’habitants. On doit noter d’abord que ce n’est pas le lieu où trouver une réflexion théorique sur ce sujet, et relever au demeurant que l’auteur s’y est essayé en d’autres circonstances[81]. On ne saurait attendre non plus de ce travail une mise en œuvre directe des sources, tant il est nécessaire à cette échelle de sacrifier les minuties de l’élaboration à l’ampleur du panorama abordé. On ne peut davantage présumer que toutes les images de la communauté qui se déploient au fil du texte sont des constructions propres de l’auteur ou d’une école de pensée ; la synthèse appelle l’emprunt. Mais à l’inverse, il ne faudrait surtout pas s’imaginer que le travail de García de Cortázar est simplement représentatif de l’historiographie espagnole. Sans même discuter l’originalité de l’historien, il suffit pour s’en convaincre de relever que l’exceptionnel de son projet réside déjà dans sa volonté de synthèse : rares sont, en effet, les études d’histoire rurale du Moyen Âge espagnol qui débordent le cadre des régions.

         En somme, il doit être bien clair qu’examiner ce texte sous l’angle des communautés d’habitants ne conduit en aucune manière à juger ni du livre, ni de son auteur, ni de la tradition historiographique dont il relève, et que cela mène encore moins à évaluer une thèse qui n’existe pas. D’une certaine façon, il s’agit de recueillir des bribes qui n’ont pas vocation à faire un exposé ; si par hasard la mise en scène de ces fragments donnait le sentiment d’un discours, il ne serait imputable à personne a priori, si ce n’est peut-être à ma tendance au schématisme. Ces réserves faites, et à condition de les garder en mémoire, il n’est pas sans intérêt d’observer les places qu’occupent les communautés locales dans la construction de l’ouvrage. Il y a là, effectivement, de quoi surprendre un médiéviste peu familier du Moyen Âge espagnol, et provoquer en retour quelques interrogations sur nos automatismes de pensée à l’abord de ce sujet.

         Au risque de la lourdeur, il me reste à préciser que l’objet de ces lignes, conformément à ce qui a été convenu dans la préparation de la présente rencontre, est de présenter une démarche et un outillage conceptuel. Il n’entre pas dans ma tâche de débattre sur le fond des réalités décrites ou des thèses en présence, non plus que de présenter les fondamentaux de l’histoire rurale espagnole qui sous-tendent naturellement cette approche. On se reportera pour cela à la présentation historiographique de Pascual Martínez Sopena.

 

I.– La place de la communauté dans l’argumentation d’ensemble

Un simple regard sur le petit index des matières permet une évaluation sommaire des thèmes qui reviennent le plus fréquemment, des notions le plus souvent employées. Le résultat est éloquent qui dégage fermement un premier groupe autour des mots comunidades de aldea (18), comunidades rurales de valle (14), concejos (13), comunales (8), comunidades de villa y tierra (5), concilium (5), conventus publicus vicinorum (1). Moins important est le second groupement si on le limite aux termes señores,señorios, señorialización (40), mais il faudrait peut-être lui ajouter dominios monasticos (16), abadengos (5), realengo (5), dominio directo, eminente (4), dominicatura (1), et l’on pourrait encore gonfler ce groupe de tous les droits seigneuriaux jusqu’à ne plus savoir où s’arrêter. Enfin, le troisième groupe remarquable est constitué des vocables ganadería (25), trashumancia (14), mestas (13), pastos, pastores (5), etc. Il serait sans doute possible de constituer d’autres familles de noms[82], mais ces trois ensembles s’imposent assez nettement comme les plus significatifs.

         Que la seigneurie soit au cœur des préoccupations d’une synthèse d’histoire rurale du Moyen Âge n’est pas fait pour surprendre. L’importance accordée aux communautés d’habitants et à l’élevage est bien plus singulière. On retiendra donc cette information sur le pastoralisme, mais logiquement on insistera plus volontiers sur l’intérêt accordé au fait communautaire. De toute évidence, la question est cruciale. Cela dit, l’index des matières fournit peut-être une indication supplémentaire. Des 64 renvois que l’on trouve aux mots du groupe « comunidad », 27 renvoient à des pages de la première partie (VIIIe-XIe siècles), 29 à la seconde (XIIe-XIIIe), et 8 seulement à la troisième et dernière (XIVe-XVe siècles). Comme le développement des parties est inégal, cela signifie que les renvois de l’index concernent une page sur deux de la première section, moins d’une page sur quatre de la deuxième, et une page sur douze de la troisième. Autrement dit, la communauté est au centre des problématiques concernant le haut Moyen Âge, perd beaucoup de son intérêt par la suite, pour n’être plus aux XIVe et XVe siècles qu’un sujet résiduel.

         Si ces chiffres n’ont aucune valeur de démonstration, ils n’en permettent pas moins, me semble-t-il, de suggérer l’importance relative d’un thème qu’il vaut la peine de comparer au projet théorique affiché en introduction par García de Cortázar. Seigneurs, paysans et communautés villageoises (comunidades de aldea) apparaissent à l’auteur comme une trame commune de l’histoire rurale, du XVe siècle jusqu’au début du XXe. L’enjeu serait donc de savoir ce qu’il en fut de ce schéma entre VIIIe et XVe siècles, de préciser sa prégnance et les voies par lesquelles il s’imposa. Cela reviendrait à s’interroger sur trois sujets : la distribution du pouvoir, la création d’une rente sur la production paysanne et l’évolution du paysage agraire[83]. L’intention est ici de tourner le dos à une histoire trop exclusivement juridique pour inclure les apports de l’ethnographie des sociétés traditionnelles espagnoles, de la géographie, d’une archéologie pionnière, de la toponymie, de l’anthropologie historique et des thèses d’histoire sociale les plus récentes (en 1988). Pour tenter la synthèse d’une matière hétérogène et fort lacunaire, il est choisi de mettre l’accent sur la matérialisation des rapports sociaux dans l’organisation de l’espace[84]. Et dans cet examen de la territorialisation des rapports sociaux, García de Cortázar pose logiquement (parmi d’autres) la question de savoir si toutes les aldeas ont donné naissance à des communautés solides et conscientes d’elles-mêmes.

         Si l’on m’autorise ce raccourci, je dirai que la complexité du traitement des communautés rurales dans ce livre se dévoile ainsi au travers d’une tension entre l’intention analytique et la répartition des paragraphes consacrés au sujet. La question est abordée d’un côté comme un problème assez classique de genèse progressive au sein du système féodal, mais se présente par ailleurs comme une interrogation cruciale aux origines de la période. La tension n’implique pas la contradiction. La naissance des communautés villageoises est interprétée ici comme un corrélat de la systématisation de l’aldea, notion qui recouvrirait approximativement nos villages et hameaux. Dans cette optique, le regroupement de l’habitat, la mise en place des paroisses, le développement de la seigneurie, la relégation des liens de parenté, l’organisation des terroirs sont autant de facettes d’un phénomène perçu comme un tout. En somme, il s’agit de retracer la progressive généralisation d’une forme particulière de la communauté inhérente à un système social de production déterminé (i.e. le féodalisme), une forme qui n’épuise pas toutes les possibilités du fait communautaire à dimension territoriale. D’autres formes de communautés locales peuvent dès lors être envisagées.

         En amont, il ne s’agirait donc plus d’imaginer la naissance des communautés mais leur transformation provoquée par de nouveaux repères sociaux, par la modification des modes de production, par la mutation des structures d’habitat, par l’effacement des anciens systèmes de parentèles, par l’écart croissant des fortunes et des statuts au sein de la collectivité primitive. Cela explique largement l’omniprésence des communautés dans les premières pages du livre ; sous cet angle, le problème est en effet redoutable et j’aurai amplement l’occasion d’y revenir. Il me paraît plus significatif de relever ici une autre limite qui elle aussi fonde implicitement la définition de la communauté villageoise. La notion d’aldea s’entend par opposition à celle de villa. C’est notamment le cas quand García de Cortázar souligne l’emprise croissante exercée sur les aldeas par les habitants des villas, ces pôles urbains entre petits bourgs et grandes villes, où se concentraient les pouvoirs administratifs et juridictionnels, et qui furent les premiers à recevoir chartes de peuplement et de franchises. Là encore, il apparaît clairement que la communauté en tant que morphologie élémentaire de la société rurale est distinguée d’autres formes de collectivités d’assise territoriale, en passant outre l’homologie juridique des universités.

         Dès ce premier abord, on peut sentir, je crois, ce que les positions prises sur la communauté ont d’original. D’abord, il n’est pas question de considérer comme un fait central l’institutionnalisation des communautés, leur degré de liberté, leur capacité à s’organiser elles-mêmes. Ce qui est mis en valeur, c’est bien plutôt leur structuration par et pour la seigneurie ; c’est la naissance du village entendue comme la genèse d’une architecture profondément féodale. Du même coup, l’avant de la reconnaissance institutionnelle n’a pas de pertinence en soi. Il n’y a pas comme dans le modèle proposé par Chris Wickham[85] une communauté précédant la commune, une communauté de fait existant avant sa formalisation juridique. S’il faut rechercher une organisation collective préalable, elle est à traquer dans les formes non villageoises, ou à la rigueur pré-villageoises. Dans cette optique, on notera que la quête des origines est un enjeu sensible puisqu’il importe en somme de retracer l’évolution des structures sociales. Au contraire, toute tentative d’explication de la construction institutionnelle des communautés est déboutée par avance pour excès de juridisme. De là, vraisemblablement, provient l’attention décroissante portée aux communautés, très vive aux origines, très effacée pour les XIVe et XVe siècles.

Pour aller plus loin, il est nécessaire, me semble-t-il de reprendre à grands traits l’argumentation générale du livre. Au vu de ce qui précède, on comprendra que je ne m’attache à esquisser que les principaux développements des deux premières parties.

 

II.– La communauté du haut Moyen Âge chrétien post-wisigothique

La première partie (54 pages) traite de « la formation de la société rurale hispano-chrétienne du VIIIe au XIe siècle ». C’est dire – faut-il le souligner ? – que la période wisigothique n’est envisagée qu’à titre d’héritage. Cela ne va pas de soi, et García de Cortázar consacre sept pages à une présentation des principales thèses en présence sur la transition entre Antiquité et Moyen Âge. Faut-il penser la période en termes de continuité, de synthèse ou de rupture ? Même s’il avance très prudemment, l’auteur choisit finalement de présenter l’Espagne wisigothique comme un monde en voie de désagrégation définitivement laminé par l’invasion musulmane. L’idée fondamentale est celle d’une « désarticulation des bases sociales » qui aurait laissé les campagnes du VIIIe siècle abandonnées à elles-mêmes, ouvrant sur un temps de « spontanéité sociale » et de liberté pour la paysannerie[86]. Ce qui peut sembler relever d’une certaine continuité est donc interprété ici comme un réemploi de structures périmées, acceptées facilement dans les zones anciennement et profondément romanisées comme la Catalogne, et repoussées dans les zones qui avaient « à peine expérimenté ces influences » comme en Biscaye.

         L’héritage de l’Espagne wisigothique est alors dépeint à partir de trois modèles qui s’organisent sur une même toile de fond, au demeurant assez classique. L’effondrement de l’État laisse les populations sans défense et les conduit à rechercher la protection de « garanties réelles : la famille, la clientèle d’un noble, la recommandation personnelle », autant de solidarités personnelles et privées qui « subvertissent le schéma politico-social de l’Empire romain ». L’extinction de la vie urbaine fait de la terre l’élément-clé de toute fortune. Les petits propriétaires sont contraints d’abandonner leurs biens aux plus puissants et de se transformer en colons. Les grands arrondissent leurs possessions, entourent leurs domaines d’immunités, y ajoutent des prérogatives fiscales et judiciaires, se dotent de petites armées privées. Leurs esclaves sont chasés et tendent à devenir des serfs. Les statuts perdent de leur précision, et les pauvres se confondent dans la dépendance envers un dominus et patronus. Les Wisigoths qui ont des statuts différenciés et connaissent des relations de dépendances personnelles se coulent fort bien dans cette évolution.

         Le premier des « trois modèles d’organisation sociale du monde rural hispanique » est celui de la villa ou grande exploitation. Ici, le chasement donne naissance au domaine biparti et à la confusion des statuts que l’on vient de voir. La villa devient une unité foncière sous la coupe d’un seul maître, même si elle n’est pas forcément d’un seul tenant. La possibilité d’une coexistence avec de petites propriétés n’est pas évoquée, non plus que le statut des terres en général et des vacants en particulier.

         Le second modèle est celui de la comunidad de aldea. Elle est fondée sur la combinaison de deux éléments : l’appropriation individuelle par des familles conjugales des champs, vignes et jardins, et l’appropriation collective des bois et pâturages. Le statut des hommes (éventuellement esclaves) et des terres privées (propriétés ou concessions) importe peu. Il compte moins que l’orientation agricole des exploitations et l’existence de parcelles possédées individuellement. Ces communautés, cela dit, ont pu être principalement le résultat de l’installation de guerriers libres qui ont pu former le conventus publicus vicinorum de la loi wisigothique en compagnie de petits propriétaires romains. Mais l’endettement de certains a pu dégrader leurs statuts jusqu’à ce qu’il soit possible de les confondre avec des esclaves chasés. La communauté serait née dans ce cas des liens économiques tissés dans le cadre de l’aldea. L’origine de ce cadre, l’origine de l’aldea est en revanche laissée dans le flou.

         Le troisième modèle est celui de la communauté de vallée ou communauté de terre. C’est de loin le plus étonnant pour qui ne connaît pas l’historiographie espagnole. Il est présenté en deux courts paragraphes dont voici le contenu pratiquement intégral. Ce modèle n’est attesté par aucune source wisigothique, mais il n’est pas difficile selon García de Cortázar de le reconstruire à partir d’informations de l’époque romaine et des éléments que fournissent les documents à partir du Xe siècle. Ceux-ci effectivement font mention de vallées ou de terres qui ne correspondent pas nécessairement à des unités physiques et se rencontrent surtout dans les chaînes pyrénéennes et cantabriques. Ces mentions attestent d’une perception supra-locale de l’espace, et cet espace apparaîtrait comme un cadre d’appropriation pour des groupes de parenté. Dans ces vallées l’économie est essentiellement pastorale, l’agriculture est plus ou moins temporaire, en tout cas soumise à des jachères prolongées. Cela implique le contrôle de vastes espaces et ne favorise pas les installations stables. L’autorité dans ces groupes de parenté repose sur les épaules de chefs, et l’assemblée des chefs de segments similaires constitue un conseil ayant compétence sur tout le territoire occupé par ces groupes. Ce sont eux qui règlent les conflits internes. La force des liens de parenté, stimulée par les activités pastorales, expliquerait la faible sédentarisation. En dessous de ce conseil, fait de « réminiscences tribales », ce modèle serait caractérisé par l’absence de pôles de décision au niveau local, à l’inverse de ce qui se passait dans les communautés d’aldea en plein développement.

         À partir de ces trois schémas, García de Cortázar envisage l’évolution de la société rurale aux VIIIe et IXe siècle et la généralisation du modèle de l’aldea à travers un double mouvement. Avec l’invasion musulmane, les populations refluent vers les vallées pyrénéennes et cantabriques, puis redescendent légèrement vers la zone de frontière et d’insécurité. Il s’agit des populations les plus impliquées dans la résistance romano-wisigothique, et bien souvent d’aristocrates accompagnés de leurs familles et de leur clientèle. Dans les régions latifundiaires les plus romanisées, ces hommes s’installent sans difficultés majeures en raison tout à la fois d’une certaine identité de culture et de l’existence de terres libres. Quand ils redescendent vers le sud, ils créent des communautés de village parce qu’il y a de grands espaces vierges et que l’insécurité ne favorise pas les liens de dépendance (ce qui contredirait quelque peu l’argument de départ sur la déliquescence de l’État romano-gothique si n’était mise en avant une plus grande disponibilité de terres). En contrepoint, dans les communautés de vallée quasi tribales, les immigrants amènent trois éléments de changement : 1) l’agriculture, 2) une surpopulation qui ne permet plus de vivre de l’élevage et impose une agriculture plus intense, 3) le modèle de la propriété privée qui s’accorde assez bien avec la nouvelle donne agricole. En conséquence, les communautés se disloquent, les populations se sédentarisent, les groupes de parenté s’amenuisent et perdent de leur importance. García de Cortázar rappelle à ce propos que selon Pierre Bonnassie les preuves fournies sur l’existence d’une appropriation de l’espace par ces groupes de parenté ne sont pas concluantes et que l’appropriation privée est largement dominante en Catalogne. Il rétorque à cela que les sources sont peut-être différentes, et que ce qui est valable pour la Catalogne ne l’est peut-être pas pour les régions cantabriques où la force des communautés de vallée pourrait témoigner rétrospectivement de l’existence de ces larges groupes de parenté qui possédaient le sol.

         Le Xe siècle est ensuite interprété comme le temps de la différenciation sociale et de la hiérarchisation des rapports sociaux au sein de la communauté de village. À compter du milieu de ce siècle, les textes, en effet, distinguent de plus en plus souvent entre maiores et minores, entre milites et rustici, entre caballeros et peones. En somme, un groupe se différencie par la puissance (le cheval) et le métier de la guerre. Mais dans la structure des oppositions, García de Cortázar propose d’aller plus loin. Les guerriers sont plus riches, ce sont plutôt des éleveurs (comme en témoignerait les juments du comte de Castille). Les infanzones s’opposent aux villanos. C’est que la force des premiers repose sur la parenté, sur les liens du sang et la mémoire du groupe ; la famille donne accès aux ressources et aux privilèges de ceux qui se désignent précisément comme enfants. L’inscription territoriale est au contraire le lot de ceux qui vivent de leur travail dans le cadre du village. De la même façon, les caballers et autres milites catalans seraient issus de la strate supérieure de l’ancienne communauté, seraient les successeurs des anciens boni homines qui géraient les conflits locaux. Mais si l’ascension sociale est le destin des uns, cela ne va pas pour les autres sans appauvrissements ni déclassements. La pression démographique provoque l’explosion des exploitations ; les partages successoraux entraînent la profusion des parcelles que l’on trouve alors en si grand nombre dans la documentation. Cette parcellisation des héritages provoque l’endettement de beaucoup, les entrées en dépendance, la soumission aux forces montantes, aux milites et autres caballeros, contribuant ainsi doublement à creuser les écarts de fortune.

         Le résultat se lit au XIe siècle. Le grand propriétaire devient seigneur, une notion dans laquelle se confondent l’autorité du roi (qui apparaît là un peu soudainement), « l’autorité du plus ancien ou du plus respecté d’un groupe de parenté, représentant ou gérant de ses intérêts », ou bien encore celle de « l’homme doté d’un pouvoir dont les profils ne sont pas toujours bien définis ». C’est peu ou prou la seigneurie banale qui se cache derrière cette dernière périphrase. Mais l’analyse juridique est contournée tant il paraît difficile de trouver une origine à ce pouvoir après avoir posé l’effondrement des structures publiques pendant quelques siècles. Les exemples donnés (immunité, viguerie) semblent pourtant des plus classiques ; toutefois, il s’agirait là non pas d’institutions encore vives, mais seulement de reliquats fossilisés dans les coutumes locales (il resterait cependant à s’interroger sur l’influence qu’ont pu avoir ces fossiles sur la « spontanéité sociale » des acteurs). En tout état de cause, appuyés sur ce pouvoir, les seigneurs purent se lancer dans l’édification de châteaux (absents jusqu’à ce point du raisonnement) et, surtout, veiller à ce que les hommes de leur seigneurie ne passent pas sous le contrôle d’un autre. Le résultat de cette politique fut un ancrage territorial des populations dominées, à l’échelle du village, mais également à l’échelle de l’exploitation paysanne. Les seigneurs, en effet, devaient s’appliquer à conserver les rentes qu’ils percevaient sur les familles paysannes, et voulurent pour ce faire assurer leur perpétuation sur une même tenure — solar,casal ou mas — en interdisant les transactions sur les propriétés paysannes, en prohibant la succession en ligne collatérale, en imposant parfois le transfert du solar, du casal ou du manse à un seul héritier. Du même coup, ils favorisaient le succès de la famille conjugale.

 

III.– La communauté dans la société féodale

La deuxième section du livre (« L’expansion du modèle féodal aux XIIe et XIIIe siècle : soumission et hiérarchisation de la société rurale », 124 pages) s’ordonne autour de deux idées principales. 1) Le modèle de l’exploitation des communautés paysannes étant dessiné dans ces grandes lignes, il n’est plus besoin que de l’exporter, de le généraliser, ou à la limite, de le systématiser. 2) Le mouvement général est celui d’un soumission toujours plus forte de la paysannerie, et d’une généralisation des rapports de dépendance et de fidélité.

         L’expansion du modèle fut d’abord géographique. Son enjeu était le peuplement et la mise en exploitation des vastes espaces gagnés au sud par la Reconquête, depuis la fin du XIe jusqu’au XIIIe siècle. Pour ce faire, il suffisait en principe de transposer au sud les structures déjà imposées au nord. Dès le départ cependant, les conditions n’étaient pas les mêmes. De façon un peu caricaturale, on pourrait dire que, du côté du royaume d’Aragon, il fut possible d’exploiter les populations musulmanes qui se trouvaient sur place, et qu’il en résulta une économie assez agricole. Du côté castillan en revanche, l’espace se trouvait vide ou vidé. Pour mettre à profit ces terres rapidement, mieux valait donc avoir recours à l’élevage. Cela entraîna le développement d’une transhumance de grande envergure entre les terres humides du nord et les terres sèches du sud. Mais il fallait aussi attirer des populations chrétiennes, et il était nécessaire pour cela, dans un premier temps au moins, de leur garantir des conditions meilleures que celles qui prévalaient au nord. Les chartes de franchises, les chartes de peuplement, les fueros eurent cette fonction. Ils offraient une autonomie certaine aux migrants, une marge de manœuvre qui s’inscrivait cependant dans le cadre conceptuel du monde féodal.

         Cela dit, les modalités de la conquête pesèrent également sur l’agencement des nouveaux territoires. Le contrôle de ces vastes espaces s’opérait essentiellement à partir de villes prises sur les musulmans ou par la création de villeneuves, de villas dotées de fueros, autrement dit, à partir de pôles à vocation urbaine dont la mainmise ne devait cesser de s’affermir sur les villages du pays environnant. Depuis les villas, en particulier, on cherchait à contrôler les importants pâturages des aldeas. En somme, le conflit couvait entre les habitants de l’aldea, paysans et agriculteurs, et les habitants des villas, souvent plus riches, et donc caballeros,caballeros de la villa, caballeros villanos. Pour ces derniers, l’élevage était le signe et le fondement de la richesse, mais peut-être aussi une activité adaptée à un mode d’existence non exempt de dangers. Les troupeaux permettaient en effet une prompte exploitation des terres conquises, aussi bien qu’un repli rapide des richesses en cas de sursaut musulman. Schématiquement, on pourrait donc dire qu’une même ligne de fracture passait entre élevage et agriculture, entre caballeros et peones, entre villas et aldeas. Mais il importe de noter en outre que c’est par le contrôle de la communauté de villa que les caballeros villanos ont pu mettre la main sur la richesse des pâturages des aldeas, et progressivement, sur toute la production villageoise.

         La territorialisation nouvelle des rapports sociaux se manifestait, par ailleurs, à travers deux formes de disqualification des anciennes structures de parenté. Dans les villas, c’était le fait d’être habitant qui permettait de jouir de privilèges, à hauteur de la richesse de chacun. La ligne de partage passait donc cette fois entre deux sortes d’élite : les infanzones qui devaient leur statut à leur filiation, et les caballeros villanos qui n’avaient à faire valoir que leur résidence. De façon plus générale, la nécessité du peuplement – qui seul pouvait permettre la production de rentes – impliquait la distribution de terres en lots de petites et de moyennes propriétés, sous des formes plus ou moins assimilées à l’emphytéose. Ces conditions favorisaient la prédominance de la famille conjugale, au demeurant unité élémentaire de la fiscalité sous la forme du feu. Au nord, l’expansion du modèle doit être comprise, pour la même époque, comme sa systématisation ou comme son durcissement. Ce fut, par exemple, le cas pour les tenanciers de solares ou pour les tenants-manses de Catalogne auxquels la seigneurie imposa les mauvais usages, l’indisponibilité de la tenure ou son indivisibilité. Ce modèle définitivement cristallisé, García de Cortázar l’articule autour de quatre pôles : la famille, l’aldea, la paroisse et la seigneurie.

         En premier lieu, il s’agit donc encore une fois de noter la réduction des groupes de parenté et la généralisation de la famille nucléaire parfaitement adaptée à l’idéaltype de l’exploitation familiale que l’auteur baptise solar le plus souvent. Il semble que deux intérêts se soient rencontrés : celui des paysans plus ou moins propriétaires qui essayaient à toute force d’éviter la fragmentation de leurs patrimoines en ayant recours à des formes plus ou moins tranchées de préciput ou d’unigéniture comme la mejora ou l’hereditament, et celui des seigneurs qui voulaient protéger l’intégrité des tenures concédées et des prélèvements que l’on en pouvait ainsi extraire. L’enchaînement des causes est toutefois obscur, puisqu’en définitive l’octroi de parcelles emphytéotiques qui circulaient en toute liberté semble avoir plus ou moins produit le même résultat.

         En contrepoint, la consolidation du solar familial est perçue tout à la fois comme signe, conséquence et cause de la consolidation de l’aldea. Depuis des siècles, en effet, la communauté d’aldea aurait apporté aux familles nucléaires le soutien que ne fournissaient plus les larges groupes de parenté en pleine dissolution. Dans ce processus également, seigneurs et paysans marchaient d’un même pas, dans l’intention partagée de rendre la cellule villageoise aussi productive que possible. Globalement, la solidarité économique des communautés ne faisait que croître, cependant que les seigneurs veillaient plutôt à ce que faiblisse leur consistance politique. Sur le terrain, la cohésion croissante des communautés était marquée par la concentration plus ou moins achevée de l’habitat, par la fixation des cultures au plus près des habitats, par la spécialisation des espaces agricoles et leur distinction croissante de l’inculte. L’extension des labours exigeait en outre une meilleure gestion des vacants, le développement de la vaine pâture et l’assolement concerté. Cela se révélait d’autant plus nécessaire que les anciens communaux étaient de plus en plus souvent confisqués par une aristocratie avide d’espaces pour ses troupeaux. Hereditarii, propriétaires, populatores, simples colons ou tenanciers de toutes sortes, les habitants des aldeas vivaient donc dans une sociabilité d’autant plus forte que les contraintes communautaires devenaient importantes, d’autant plus forte que s’appesantissaient la pression démographique et le contrôle seigneurial. Cela dit, la participation de chacun à la communauté était-elle identique ? La question n’est pas abordée.

         L’évolution de la paroisse montre un processus totalement convergent. Aux grandes paroisses originelles, dont il est trouvé trace en Galice, dans les Asturies ou au pays basque, succéda à partir du XIe siècle un réseau beaucoup plus dense d’églises paroissiales aux ressorts évidemment beaucoup plus étroits. C’est dire qu’avec plus ou moins de retard, le mouvement accompagna l’effacement des communautés de vallée et le triomphe de l’aldea. De surcroît, les dîmes que l’on se disputait de plus en plus âprement à compter du XIIe siècle ne contribuèrent pas peu à la délimitation des villages. Encore faudrait-il ajouter que la communauté paroissiale, et ce qu’elle supposait d’actions et de sentiments communs, renforçait aussi le poids croissant des structures villageoises.

         La seigneurie, enfin, est évidemment le pôle structurant par excellence, le lieu où se fait la synthèse des notations rassemblées jusque là. Pour éviter trop de redites, je serai lapidaire. La seigneurie apparaît désormais sous un visage classique, tout à la fois foncière et juridictionnelle. Elle se nourrit de « loyers », de monopoles, d’exactions, de dîmes. Elle fixe la communauté en distribuant des lots à cultiver, en imposant des mauvais usages à un groupe, puis en lui concédant des fueros buenos. Elle impose la famille nucléaire en interdisant la fragmentation des exploitations. Elle s’approprie les vacants, les bois et les pâturages, pour les redistribuer contre versement de rentes aux paysans, ou pour les livrer aux troupeaux de l’aristocratie. Mais le point crucial, me semble-t-il, est la réflexion menée sur les modalités de cette appropriation, qui passait par deux voies principales. Sur la concession de privilèges, il n’est guère besoin de s’étendre si ce n’est pour relever cette résurrection d’un pouvoir régalien. Beaucoup plus originaux, en effet, furent les efforts que firent les seigneurs pour s’introduire au sein des communautés, pour obtenir de participer aux droits que les habitants possédaient sur le territoire de leur village. Dans ce cas, il pouvait s’agir, schématiquement, soit de puiser à volonté dans les ressources collectives et indivises sauf à léser d’autres ayants droit, soit d’acheter une à une les quotes-parts dont disposaient les membres de la communauté. Cette dernière ne semble-t-elle pas dès lors une réalité primordiale bien antérieure à la seigneurie ?

 

Ce livre dense fournit assurément d’autres éléments de réflexion sur les communautés d’habitants dans l’Espagne médiévale[87]. Je crois néanmoins que les principaux sont là. Quels visages de la communauté s’en dégagent ? De quelles remises en cause peuvent-ils être porteurs ? Quelles limites y peut-on voir ? Je n’aurai pas la prétention de répondre de manière exhaustive et me contenterai de détacher, en guise de conclusion, trois points, à mon sens particulièrement riches de perspectives.

         1) Au milieu d’emplois plus relâchés, il y a dans le propos de García de Cortázar une conception très forte, très affirmée de la communauté villageoise : la comunidad de aldea est fondamentalement un mode d’organisation de la production. Il repose sur la combinaison d’une exploitation familiale des terres agricoles et d’une exploitation concertée des autres ressources du territoire villageois par ces mêmes familles, essentiellement nucléaires. L’idée est très riche et porte quelques conséquences majeures. Dans cette optique, en effet, les questions classiques héritées de l’histoire du droit, la propriété de la terre, le statut des hommes, le degré d’indépendance, de conscience de soi ou d’institutionnalisation des communautés n’ont plus qu’une importance très secondaire. C’est une voie qui s’ouvre vers un comparatisme très large. Sous cette forme, en revanche, la définition exclut le monde urbain. Mais il serait possible, pour dépasser cette limite, de considérer à quel point la production s’inscrivait là aussi dans un cadre domestique, et d’observer ce que les institutions urbaines organisaient de l’accès aux ressources nécessaires à cette production, et de combien elles contribuaient à renforcer cette structuration domestique du travail et de la redistribution de ces fruits. À l’inverse, on ne voit guère dans les arguments développés ce qu’apporte le village à la construction de cette dualité dans l’organisation de la production, dualité qui pourrait tout aussi bien s’agencer à l’échelle du quartier ou du groupe de villages, par exemple, voire sur plusieurs niveaux simultanément. Au demeurant, il faudrait pouvoir dire en quoi l’exploitation non agricole du terroir était plus communautaire que l’organisation des cultures. Il serait péremptoire et périlleux, me semble-t-il, d’avancer que le travail et la répartition de son produit furent beaucoup plus collectifs dès que l’on sortait des jardins et des champs. N’était-ce pas surtout les modalités d’accès à ces moyens de production non agricoles qui portaient l’empreinte des communautés (quand la famille serait restée l’unité de production fondamentale) ? En la matière, García de Cortázar semble considérer les choses d’un peu loin et admettre tacitement que toutes les familles de l’aldea jouissaient également des droits communaux. La question, au contraire, me paraît aussi cruciale que difficile. En vertu de quels principes avait-on accès aux ressources réservées à la communauté ? Était-ce un droit de tous les habitants ou de certains seulement ? Était-ce un droit des résidents seulement ? Tous les membres de la communauté avaient-ils des droits identiques ? Selon les réponses, les communautés pourraient bien avoir des visages fort contradictoires. Un exemple-clé, je crois, suffit à montrer où peuvent se situer les problèmes : si les seigneurs, comme on l’a dit, ont pu acheter à certains villageois des quotes-parts de droits sur les communaux, c’est que l’accès à ces communaux pouvait parfois être pensé sur un mode de propriété plus que sur le critère de la résidence. J’en retiendrai volontiers deux choses, à savoir que la communauté rurale n’est pas nécessairement une communauté villageoise, laquelle n’est pas forcément une communauté d’habitants, et que, mise à la porte trop rapidement, la question juridique risque fort de revenir par la fenêtre.

         2) À maints égards, il me semble que ce livre propose plus ou moins de penser le mode de production féodal à partir du concept de communauté villageoise. Je crois volontiers qu’une telle construction pourrait avantageusement remplacer les modèles fondés sur le rôle prépondérant de la seigneurie, de la propriété, de la tenure ou de la petite exploitation paysanne. Mais cela, bien évidemment, ne va pas sans difficulté, comme de savoir dans quelles conditions peut apparaître un tel système, ou de savoir en quoi il se distinguerait d’autres formes d’organisations communautaires. García de Cortázar en est bien conscient[88] et présente en somme trois types d’origine : la radicale transformation du grand domaine, la « sociabilité spontanée » des paysans libres et abandonnés à leur sort, la dislocation des communautés rurales de vallée. Dans les deux premiers cas, très classiques, la communauté est un phénomène nouveau ; le troisième, en revanche, oblige à penser la spécificité de la comunidad de aldea. C’est ce qui fait sa richesse et son importance dans la conceptualisation des communautés. Dans ce cadre, la communauté de vallée est donc pensée comme un mode de production antérieur. Ceci appelle plusieurs remarques. Le schéma de la transition est d’un évolutionnisme si rigide qu’il en devient suspect : une société essentiellement pastorale devient principalement agricole, l’itinérance cède à la sédentarisation, l’occupation lâche de vastes espaces se transforme en exploitation dense de territoires plus exigus, la propriété collective fait place à la propriété privée (mais ne lui laisse pas encore toute la place), de très larges réseaux de parenté s’effacent au profit de la famille conjugale, la différenciation sociale s’accroît, etc. Par ailleurs, ce schéma est reconstruit à partir de sources du Xe siècle, voire plus récentes encore. Les éléments recueillis sont très inégalement concluants. De plus, on ne voit guère pourquoi les « vallées » et les « terres » attestées seraient très différentes des agri, territoria, centaines ou vigueries connus ailleurs, ni pourquoi elles devraient témoigner d’une originelle propriété collective. On ne voit pas mieux ce qui distingue les grandes paroisses des pièves italiennes ou des plous bretons. En outre, il paraît assez hasardeux de faire découler d’une sorte de tradition tribale les possessions communes de quelques parents ; et plus encore, de lier l’existence des vallées à cette hypothétique propriété collective. Il me semble, cela dit, que libérées de ce corset systématique (en admettant par exemple que les communautés villageoises et valléennes sont deux formes de la communauté rurale fondées sur une même dualité de l’appropriation des ressources du sol), plusieurs des pistes suivies par García de Cortázar pourraient se révéler des plus fructueuses. Il paraît assez fondé, en particulier, d’imaginer que l’intensification des cycles culturaux ait pu modifier l’articulation des propriétés et provoquer la concentration des terroirs. Il conviendrait alors de s’interroger davantage sur la longue survie des cultures temporaires, sur leurs cadres (villages ou vallées ?), sur leurs formes et leurs significations. Il semble également pertinent de penser que les ressorts vastes des vallées aient eu quelque chose à voir avec les nécessités de l’élevage – sans être pour autant incompatibles avec la structuration de terroirs agro-pastoraux plus restreints. Mais pourquoi admettre une importance décroissante des vallées et du pastoralisme quand s’ouvraient tout à la fois les perspectives de la transhumance et de marchés au rayonnement beaucoup plus ample ? J’inclinerais plutôt à penser que la maîtrise des espaces valléens devint alors un enjeu bien plus crucial qu’en un temps de densité moindre de la population où l’élevage se limitait davantage aux besoins de l’autoconsommation. Si l’on défait ainsi l’idée d’une succession de modèles (de la vallée gentilice à l’aldea territoriale), la question des modalités d’accès aux vacants retrouve toute son étrangeté. García de Cortázar souligne avec raison que, parfois, les hermes entraient sous forme de fractions d’usage dans les patrimoines familiaux, dans les propriétés privées. Où, et à partir de quand furent-ils pensés comme un attribut de la résidence ? Il se dessine là, effectivement, une ligne de fracture très nette entre une conception territoriale et une conception patrimoniale de l’usage des hermes. Cela dit, penser l’accès aux parties non appropriées du territoire comme un prolongement du droit des propriétaires fonciers n’avait rien d’étranger aux Romains…

         3) La communauté rurale n’a pas besoin de la seigneurie pour se constituer. C’est la troisième idée-force de ce livre, susceptible également de bousculer bien des habitudes de pensée. Chacune des conséquences qu’elle comporte mériterait d’être longuement commentée. Comme la liberté et la propriété paysanne, la communauté villageoise est une réalité fermement attestée, très tôt et très fréquemment, bien avant que se multiplient les mentions de seigneurs et de droits seigneuriaux. Du coup, le schéma d’une libération médiévale, d’une conquête des libertés, d’un affermissement des droits paysans et d’une amélioration de leurs conditions n’a ici aucun sens. Le mouvement général est au contraire de soumission croissante, de développement et de systématisation de la seigneurie, même s’il connaît évidemment des contradictions et des temps de reflux. La formalisation juridique des communautés doit donc s’interpréter dans ce mouvement dominant. Par conséquent, le pouvoir des seigneurs n’apparaît pas comme une donnée originelle, comme une cause omnipotente découlant d’un principe autonome. Il importe, au contraire, d’observer comment la seigneurie se construit, comment elle s’extrait de la communauté ou s’immisce en elle pour la contrôler, il faut chercher le plus souvent à voir comment elle met à son service la communauté, comment elle finit par peser sur son évolution. À l’extrême limite, là où des sociétés paysannes semblent livrées à elles-mêmes, il s’agit de comprendre comment fut possible l’émergence d’une aristocratie d’abord, de la seigneurie ensuite. La différenciation sociale, fondée sur une spécialisation guerrière et pastorale (?), pourrait alors être interprétée comme un phénomène endogène, une sorte de contradiction interne à ce mode production qu’est la communauté rurale. Mais précisément, c’est sans doute la limite du modèle que l’on atteint ici. Les communautés rurales vivaient-elles vraiment dans une totale « spontanéité sociale » ? Les élites locales auraient-elles pu s’en détacher sans trouver l’appui d’une aristocratie régionale ? À quels appels répondaient les guerriers ? N’y avait-il aucune sorte de rentes, de débris de fiscalité, de dîmes susceptibles d’accélérer le processus de différenciation sociale ? N’y avait-il aucun château susceptible de marquer les hiérarchies ? N’y avait-il aucune tradition juridique capable de donner forme aux nouvelles structures de domination ? Est-ce vraiment le réseau familial qui importait ou la nature des biens et des droits que contrôlait ce réseau ? Manifestement, il faut pour comprendre l’évolution de la communauté rurale, introduire des réalités sociales qui en débordent le cadre conceptuel. Il n’en reste pas moins que l’on gagnerait certainement à penser les transformations de la communauté rurale par la seigneurie, plutôt que de s’interroger sur l’émergence de la communauté à partir de la seigneurie. Cela mènerait au moins à se poser quelques questions sur la seigneurie dont il s’agit. Une communauté, s’interroge García de Cortázar, est-elle plus solide de n’avoir qu’un seul seigneur ? Je renverserais volontiers le problème. N’est-ce pas quand la seigneurie était multiple qu’il importait surtout de définir la communauté, ne serait-ce que pour garantir les droits que chaque sire en pouvait escompter ? L’acharnement des seigneurs à clouer au sol les rapports sociaux a été abondamment noté. Visait-il à les protéger des paysans ou des seigneurs concurrents ? La réponse me paraît évidente. Je serais enclin à penser que cela n’est pas étranger à la transformation des communautés rurales en communautés d’habitants.


 

Aux origines des communautés d’habitants

L’exemple de la France du Nord

 

Ghislain Brunel

Archives Nationales

 

Les régions situées au nord de la Loire ne forment ni une zone homogène géographiquement ni un ensemble sociopolitique stable. On y trouvera encore moins une historiographie égalitaire. Entre la Normandie bocagère du duché et l’Alsace impériale, le Bassin parisien du domaine royal et la Picardie ont focalisé l’attention des médiévistes. Au total, l’historiographie reste sous l’emprise des modèles élaborés par Marc Bloch et Robert Fossier. La force de ces modèles a subsisté d’autant plus longtemps que cette zone a abrité l’essentiel des « communes » urbaines et des « communes » rurales – au sens technique d’associations jurées d’habitants –, qu’elle a connu également les échevinages ruraux et une grande extension des franchises, celles de Lorris ou de Beaumont. Ceci a conduit à y voir un espace privilégié de liberté et d’organisation des « communautés villageoises », pour reprendre les termes du colloque de Flaran tenu il y a plus de vingt ans[89]. En revanche, on a cru pouvoir y déceler une tendance profonde à l’accroissement des disparités sociales au cœur des communautés pourvues de franchises. C’est la théorie de Robert Fossier qui conclut à une « discrimination sociale galopante au village »[90] dont la chronologie et les modalités mériteraient aujourd’hui un réexamen.

         Rappelons également que les débats autour de la naissance du village, ou autour du couple seigneurie/paysannerie souvent considéré comme antagoniste, ont abouti à une fresque générale du développement des campagnes plus qu’à une analyse fine des ressorts communautaires. Une notion comme la « communauté paroissiale », sans cesse mise en avant parmi les éléments essentiels de la solidarité du village, n’a pas fait finalement l’objet des approfondissements nécessaires. Il me semble que la hiérarchie des facteurs de rassemblement des hommes varie selon l’humeur des auteurs. Tel historien donnera plus d’importance au voisinage qu’à la paroisse : « Le voisinage a précédé l’éventuelle paroisse »[91]. Tel autre balancera entre le caractère indéniable de pôle de rassemblement qu’est la paroisse par-delà la variété des statuts juridiques et la multiplicité des seigneurs, et le doute sur l’efficacité d’une communauté paroissiale dont on ne voit pas les manifestations concrètes aux XIIe et XIIIe siècles[92]. Un troisième sera plus optimiste et pistera des organismes liés au fonctionnement de la paroisse, comme la fabrique et la « table des pauvres » (ou « charité »), depuis les années 1180[93]. En somme, la question n’est nullement tranchée.

         Pour reprendre les éléments du questionnaire initialement proposé, après un préambule sur les rapports villes/campagnes, j’aborderai successivement les questions de l’espace et de la seigneurie, de la terminologie, enfin de la paroisse et de son financement.

 

I.– La ville

Pour commencer à la marge, c’est-à-dire avec les possibilités de rapprochement entre histoire rurale et histoire urbaine, on déplorera le manque de vivacité de ce domaine historique dans cette région, surtout dans les dernières décennies où les travaux sur l’aire septentrionale sont rares. Les exceptions de Laon, Reims, Saint-Omer, Troyes, Metz[94] (si l’on regarde à l’est), Caen et Rouen (si l’on se tourne vers l’ouest) ne laissent pas d’étonner des manques sur Lille, Arras, Noyon, Beauvais, Senlis, Cambrai, Châlons… et même Paris dont les sources lacunaires expliquent en partie le retard des recherches ! La conséquence directe en est qu’il s’avère malaisé d’esquisser des comparaisons entre villes et campagnes sur la question des origines et du développement des communautés d’habitants, d’autant que cette histoire urbaine d’ancienne facture laissait peu de place à la genèse des groupes sociaux.

         Le débat villes/campagnes s’est surtout placé au niveau des influences réciproques, tantôt niées, tantôt magnifiées. La contagion des libertés urbaines vers les campagnes, dans la foulée du processus insurrectionnel des communes, est ainsi une tradition combattue par Robert Fossier qui conclut au contraire au manque de libertés dans les campagnes entourant les villes émancipées[95] et à l’évolution négociée des statuts des communautés rurales, ainsi qu’à la précocité des échevinages ruraux (avant 1150) par rapport aux organisations urbaines picardes. Il n’en reste pas moins que des textes entiers de franchises rurales ont pu être repris de chartes urbaines : imitation formelle de façade, qui ne procéderait pas d’une imitation sur le fond ? Dans le même temps, d’autres historiens continuaient de relier la faiblesse organisationnelle des communautés rurales qu’ils rencontraient au fait que les campagnes de leur zone d’étude étaient privées de l’exemple d’une bourgeoisie dynamique et n’étaient pas stimulées par l’exemple urbain, les villes n’ayant reçu que des franchises limitées ou pas du tout (en Chartrain par exemple[96]). Au détriment d’une analyse interne de cette invisibilité des communautés, on a du coup privilégié une recherche des causes externes et conclu à la diffusion par capillarité des franchises et des institutions.

         L’organisation des communes urbaines de Picardie et du Nord, au contraire, pourrait servir de base de travail, dans l’optique d’une histoire globale des mécanismes de représentation des habitants aussi bien dans les cités que dans les villages. L’attention pourrait se porter sur la stratification des institutions communautaires et sur les stratégies des différents acteurs pour parvenir à un équilibre (ou à un accaparement) des pouvoirs. L’analyse des modes de nomination des autorités urbaines constitue l’un des moyens de réfléchir sur la structuration des communautés et sur les objectifs des divers groupes sociaux qui les composent. Place de l’oligarchie, rôle des métiers (appelés aussi « bannières », « enseignes », etc.), compétences respectives des échevins, des jurés et des maires, contexte d’apparition des « compteurs » pour la gestion des ressources financières de la communauté, l’ensemble de ces éléments assez bien connus dans les villes doit aider à dégager les spécificités des communautés rurales et à dresser une typologie plus minutieuse des exécutifs villageois[97].

 

II.– Les structures familiales

Contrairement aux villes, l’histoire de la famille dans le nord a reçu quelques éclairages nouveaux sur lesquels on doit s’arrêter. L’une des plus récentes études s’appuie à la fois sur les villes et les campagnes puisqu’elle s’attache à Douai et aux régions voisines[98]. On y trouvera une remise en cause argumentée d’une idée bien ancrée, à savoir la supposée progression linéaire de la famille depuis le clan patriarcal cher à Marc Bloch et à l’histoire du manse carolingien, jusqu’à la famille étroite, conjugale, dont Robert Fossier faisait le modèle dominant de la Picardie. Pour R. Jacob, l’histoire familiale des roturiers du Nord (en droit, il s’agit des coutumes familiales picardes-wallones) contredit cette conception enracinée qui fait passer la famille du clan primitif à la vie commune de plusieurs couples, puis à la famille nucléaire. Les concessions faites au lignage, à la famille élargie, sont au contraire le résultat d’une évolution tardive qui se déroule au XIVe siècle, entre 1310 et 1360. La norme et la pratique se conjuguent pour montrer la primauté de la famille étroite. Les coutumiers du Nord ne parlent pas des litiges entre frères ou entre participants à une communauté familiale. Les communautés taisibles ne font pas l’objet de prescriptions juridiques : « le groupe familial dépassant les dimensions d’une famille nucléaire n’a reçu aucun cadre coutumier ».

         La pratique douaisienne montre la diffusion d’un cadre juridique destiné à recevoir les familles élargies, la « gouvernance » (à Douai ou à Cambrai). À la différence des frérèches et des communautés familiales du Centre et du Midi, elle n’emporte jamais constitution d’une communauté de biens ni société d’acquêts. L’apport du gouverné reste un apport au ménage du gouvernant qui n’en a que la jouissance, à charge de restitution ; c’est un échange de prestations : une cession de l’apport contre l’hébergement (donc une aide aux personnes âgées et seules, membres de la parenté ou non). La pratique chez les jeunes ménages est tardive, après 1325 à Douai ; elle touche le patron et l’apprenti, les enfants des deux lits, le concubinage… Ce n’est donc pas le modèle dominant d’organisation familiale. Le ménage idéal dans le Nord, c’est celui du couple : un proverbe d’Artois dit « mariage, ménage ». Est ainsi affirmée la prééminence du conjoint survivant qui représente l’organisation familiale la plus ancienne, une conjugalité plus exclusive avant le XIVe siècle. Il n’y a pas de communauté du couple avec les enfants. D’ailleurs, plus au sud en Beauvaisis, le bailli royal Philippe de Beaumanoir († 1296) met en garde contre la communauté familiale extra-conjugale qu’il voit comme un danger pour le patrimoine de celui qui accueille un parent dans son foyer[99].

         Aussi « le passage du clan large à la famille matrimoniale » est un concept volatile, difficilement compatible avec les sources disponibles. On lui impute une modification en profondeur des comportements familiaux en ville qui n’a rien d’assuré. À Laon, la société urbaine aurait changé entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle, les enfants ne prenant plus en charge leurs parents qui s’assurent une vieillesse tranquille en se confiant avec leurs biens à des institutions ecclésiastiques ou d’assistance[100]. Le problème reste qu’on ne connaît guère la situation antérieure faute de sources. Rappelons en outre que l’idée de base de R. Fossier était que le nord de la Seine subissait au XIIe siècle un éclatement des structures familiales larges auquel répondait, par une recherche de sécurité au-delà de la seule cellule domestique, l’adhésion des paysans à d’autres cadres de regroupement (paroisse, usages et franchises communes) : « Dans une telle hypothèse, le lien entre l’ampleur des franchises et celle de la désagrégation familiale pourrait être établi »[101]. Si le mouvement est inverse, comme les études urbaines de R. Jacob le montrent, il faut repenser toute l’évolution des solidarités villageoises.

 

III.– Le terroir, les productions, la seigneurie

C’est plutôt sur l’organisation de l’habitat, l’essor de l’espace cultivé et l’appropriation des pouvoirs par la seigneurie que se fonde l’histoire des communautés septentrionales. Marc Bloch considérait le Moyen Âge central comme l’avènement de la famille conjugale au centre de la vie commune (au contraire du clan carolingien). Cela le conduisait à penser que ce qui façonnait la communauté, c’était l’appartenance à un même terroir qu’exploitaient en commun des paysans, unis par des liens économiques et sentimentaux. Ils formaient une société de « voisins » (nous y reviendrons), obéissant aux mêmes servitudes collectives : le modèle était celui d’un pays d’habitat groupé et d’openfield où la seigneurie exerçait une pression forte, sans réussir pourtant à évincer des concurrentes[102].

         Mais si au contraire on trouve un pays où le morcellement seigneurial est flagrant, ceci complique la compréhension des modalités de création et de fonctionnement des communautés. Ce sont justement là les embryons de la théorie de « l’encellulement », par laquelle R. Fossier place au centre du débat la réorganisation du terroir et de l’habitat, le regroupement des habitants sous un maître, la sédentarisation de la communauté. Mais le centrage chronologique sur les années 930/1080, voire 970/1040, empêche très concrètement d’apporter toutes les preuves nécessaires à la démonstration, et avec toute la rigueur voulue, étant donné l’ampleur supposée du phénomène.

         À l’opposé, Gérard Sivéry reprit d’une certaine façon l’idée de Bloch sur le façonnage des communautés par leurs terroirs particuliers et essaya de dresser une typologie de ces dernières en fonction de leurs activités agraires ou pastorales, des franchises obtenues, du degré de puissance des seigneurs. C’est le propos tout entier de son livre de 1990[103]. Il y oppose les communautés d’openfield céréalier, très anciennes, mal pourvues de franchises et très « seigneurialisées », aux terres herbagères et forestières, peu humanisées avant les récents défrichements des XIe-XIIe siècles, peu habituées à la seigneurie qui dut toujours transiger, accorder, parlementer pour rester efficace. Entre les deux, se placent les pays de transition qui comportent une part de plateau moins importante qu’en openfield, associée à une zone de vallées, de terres lourdes et humides, où les essarts ont eu leur part ; le seigneur y est présent, mais des franchises écrites ne tardent pas à apparaître, même si c’est plus tard qu’en pays d’élevage prédominant, pas avant le XIIIe siècle[104]. Il ajoute à son tableau la spécificité des zones de viticulture, qu’on lui accordera sans peine en Laonnois ou en Soissonnais. Ce sont les villages des fédérations de communes rurales apparues au XIIe siècle, liées au roi et adonnées au commerce trans-régional, mais noyées au sein de l’océan servile !

         Quelles qu’en soient les limites méthodologiques, c’est l’une des rares tentatives d’explication globale de la diversité villageoise par l’origine du territoire (vieille terre humanisée, terre d’essart, terre de viticulture, etc.). Comportements, rapports à la seigneurie, diffusion de l’écrit, contestations sont mis en relation avec des organisations différentes de l’espace. Il a le mérite aussi d’intégrer à sa réflexion le groupe des communes rurales, souvent mieux connues et qui peuvent servir de contre-exemples. À son tableau, il faudrait d’ailleurs joindre l’observation du phénomène féodal, car la place du fief, relativisée en Picardie par R. Fossier, est très prégnante si l’on s’avance plus au sud entre Laon et la région parisienne… Quel a pu être l’impact de relations interpersonnelles très fortes dans la noblesse de cette zone, avec des contrôles stricts des abrègements de fiefs (qui concernent régulièrement des redevances, des équipements, des terres accensées, etc.) qui ont assurément eu des retentissements sur la vie des communautés d’habitants ?

 

IV.– Des mots pour le dire : les groupes humains et les territoires

Mais il faut aussi des mots pour dire la communauté, énoncer ses substituts ou proclamer son absence. L’attention à la sémantique et au vocabulaire de dénomination des hommes et de leurs relations mutuelles est relativement récente et l’on ne bénéficie donc guère de bases solides. Repartons pourtant des mots de Marc Bloch : « À dire vrai, les documents anciens, jusqu’au XIIIe siècle, ne prononcent guère le mot de communauté. D’une façon générale, ils parlent beaucoup de seigneurie ; du corps des habitants, presque jamais ». Effectivement, la terminologie employée pour qualifier les hommes de la seigneurie et/ou du village présente un éventail plus large que le concept strict de communauté. On en retiendra les caractères et l’évolution suivants : d’une part, l’usage majoritaire de désignations générales telles que villani pagi, rustici, indigene, agricolae, cultores, habitatores, homines, voire homines manentes et mansuri (vers 1190), qui caractérisent des groupes entiers, sans que les scribes cherchent à distinguer un individu en l’extrayant de son groupe d’appartenance. Il n’y a pas de : Untel rusticus, cultor

         Par ailleurs, la persistance entre le début du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, de termes relatifs au « voisinage » (vicinia, vicinitas, vicini) en Picardie et en Île-de-France (mais qu’en est-il en Champagne ou entre Seine et Loire ? des sondages sont à mener dans les sources locales), qui nous ramènent aux veziaus du sud-ouest ou à la veinat catalane. Ce voisinage, ou « voisinement », le fait de partager un même espace, apparaît pourtant plus restrictif que dans les zones méridionales où il a été étudié. Il intervient uniquement lorsqu’il s’agit d’usages des chemins et des passages de troupeaux, ou lors des estimations de dommages causés par les divagations des bêtes et qui sont faites justement per viciniam. Ce voisinage s’incarne dans les probi viri ou vicini qui pratiquent l’arbitrage et l’estimatio de la compensation due. Cela se délite après 1220, comme si la solidarité lâche et informelle des voisinages n’était plus adéquate ou assez ferme (cf. Coucy et les arbitrages de probi vicini qui se raréfient dans le courant du XIIIe siècle[105]). Aussi peut-on douter qu’elle ait joué un rôle central dans la formation de la communauté villageoise stricte.

         L’apparition de la notion de communitas ville date des années 1220 ; l’expression reste rare et qualifie peu de groupes humains, son usage pourrait être lié parfois à l’action juridique dans laquelle est impliqué le village[106] et parfois à une structure spécifique de son organisation (échevinage indépendant…). Les « communes » (urbaines et rurales), pourtant déjà pourvues d’une appellation spécifique depuis le XIIe siècle, empruntent à leur tour vers 1260 le terme de communauté qu’elles emploient alternativement avec celui de communia (par exemple, la ville de Compiègne en 1267 : « nous li maires et li juré et toute le communités de le vile de Compiegne »). Encore une fois, un réexamen de la notion et de son emploi en France du nord est nécessaire, en s’attachant à caractériser les contextes d’usage du mot et à analyser les particularités des groupes humains qui reçoivent de tels qualificatifs : quelle est la structure de leur exécutif ? Quels sont leurs rapports avec le seigneur ? Comment maîtrisent-ils leur espace ?

         À partir des années 1240, les individus s’extraient du groupe auquel ils appartiennent en recevant une appellation qui leur est propre, du type : Joibertus dictus de Fourfri manens apud Couvreles, où l’origine géographique et la résidence contribuent toutes deux à la carte d’identité personnelle. Alors qu’au même moment, les villages ne sont plus seulement des noms comme auparavant (entre 1050 et 1220, l’expression de localisation type est apud Couvreles), mais qu’ils deviennent des « territoires », des « terroirs », un mot qui était naguère employé pour désigner les ressorts seigneuriaux et les justices correspondantes (qui chevauchaient ou étaient plus restreints que ceux des villages) : in territorio de Couvreles (1229), in territorio ville de Couvrelles (1248), a Couvrelles et es terroirz et as apartenances de la vile devant dite (1255). Il y a sans doute un parallèle à faire avec l’évolution du qualificatif de désignation des habitants des villes. Ce sont d’abord des cives indifférenciés tout au long du XIIe siècle, comme si l’appartenance au groupe et l’appellation collective était les seules qui valaient. Puis à partir de 1200 apparaissent et se multiplient les qualificatifs individuels de civis[107]. Le tout fonctionne comme si l’émergence de l’individu était subséquente de celle de la communauté : chaque civis procède donc du groupe préalable des cives ; chaque manens est issu de ces communitates et de ces territoria/villae identifiés par des toponymes.

         En France du nord, le début du XIIIe siècle semble donc constituer un tournant dans l’appellation des groupes et des hommes, du moins dans leur caractérisation consciente par des mots qui traduisent le remodelage des identités et la naissance d’institutions reconnues.

 

V.– Prier et payer, des raisons d’appartenir à la communauté ?

Dans le nord de la France comme ailleurs, on ne peut pas poser d’équivalence systématique entre communauté et paroisse. L’étude fine des paroisses du diocèse d’Arras montre nettement les discordances des cadres territoriaux des deux entités : dans environ 12 % des cas, les communautés ne sont ni des paroisses ni des secours de paroisse[108]. Dans la Flandre wallonne de 1449 (c’est le temps des premières enquêtes fiscales), il y a également plus de communautés que de paroisses[109], comme dans la Beauce et le Perche des XIIe-XIIIe siècles[110]. Les communautés fiscales reflètent donc « une structure de l’habitat plus serrée et plus ancienne que la structure paroissiale » (A. Derville), ce qui témoigne de la diversité des voies de structuration communautaire. Cela étant dit, comment la ou les communautés de la paroisse veillent-elles sur leur église ? La gestion concertée renforce-t-elle les liens des habitants ? Quel retentissement sur la vie communautaire peut avoir l’organisation des prélèvements qu’impliquent le fonctionnement quotidien du lieu de culte et l’entretien de ses desservants ?

         Plus qu’à la construction du cadre paroissial lui-même, la consolidation – sinon la naissance – des communautés est liée très concrètement au financement de la construction, du service spirituel et de l’entretien des lieux de culte. Car pour ce qui est de l’édifice paroissial, quelques exemples circonstanciés démontrent que les campagnes de constructions d’églises du XIIe siècle en Picardie et en Île-de-France prennent appui très précisément sur une nouvelle répartition du produit des dîmes qui passe de mains laïques en mains ecclésiastiques, celles des maîtres d’œuvre. Cela sous-entend le transfert direct d’une partie de la production paysanne – qui avait sans doute déjà été affectée auparavant aux affaires paroissiales, en tout ou en partie – à la caisse paroissiale, avec l’accord de la « communauté » virtuelle, embryonnaire ou existante. Le silence des textes normatifs et des accords seigneuriaux sur le rôle des habitants n’est en rien un obstacle à la démonstration, les documents antérieurs au XIIIe siècle ne laissant trop souvent apparaître que l’évêque ou les seigneurs, qui sont les truchements entre les véritables demandeurs et l’Église. Au contraire, les délimitations précoces des ressorts des dîmages relevant de groupes d’habitants différents supposent un intérêt et une attention marquée de ces groupes pour l’affectation entière de l’impôt ecclésiastique à leurs seuls besoins, et non à ceux des voisins. C’est un puissant facteur d’identité et de différenciation territoriale qui rassemble de facto une communauté humaine autour d’une préoccupation essentielle. Le processus est surtout flagrant lorsqu’un lieu d’habitations s’est suffisamment développé pour que ses habitants s’assurent leur autonomie spirituelle, ces derniers veillent jalousement au financement de leur propre chapelle et du service divin qui y est accompli à leur profit.

         L’entretien du prêtre, les fournitures du luminaire, l’entretien du mobilier d’église ont conduit les habitants/paroissiens à inventer différentes sortes d’autofinancement (souvent en nature) qui renforcent mécaniquement le contrôle commun de la production du groupe ou de son usage des équipements, et qui conduisent à une régulation interne des désaccords. Telle nouvelle paroisse picarde du XIIIe siècle sera ainsi capable d’édicter un ordonnancement des prélèvements nécessaires pour la rétribution du desservant. On y remarquera que les nouveaux paroissiens s’obligent à la construction d’un four commun et à la cuisson obligatoire de leur pain à ce four qui alimentera le curé en céréales ; s’y ajoutent un impôt fixe (en grain et en vin, ou bien en argent) par ospitium et un impôt variant en fonction de la possession ou non d’un train de labour à cheval. Le groupe des fidèles tente donc de s’auto-imposer en suivant toutes les lignes de faille de la société villageoise et compose une sorte de mixture fiscale qui reflète la diversité des solidarités : celle des habitants résidents, celle des consommateurs, celle des travailleurs (laboureurs et manouvriers)[111]. De manière très semblable, la capacité des communautés paroissiales à dégager et contrôler les ressources nécessaires aux fonctions d’assistance collective (hôpitaux et léproseries) est incontestable, comme cela vient d’être démontré récemment pour la Normandie des XIIe-XIIIe siècles[112]. Comme pour l’entretien du desservant que nous venons de voir, le financement prévisionnel de l’assistance cherche à prendre en compte la diversité sociale de la communauté en multipliant les modes d’imposition.

 

 

Sur ce qui crée ou justifie la communauté, une sorte de regard en creux s’avère aussi instructif. Car les sources livrent des exemples d’organisations de la communauté d’habitants qui sont reniées par le seigneur : ce type de contexte explique le comment et le pourquoi de telles structurations communautaires. Pour ce faire, je reviendrai à Marc Bloch qui cite un exemple de la région parisienne au XIIIe siècle. Avant 1270, les hommes du village de Louvres ont en effet créé une « communauté » sans l’accord de leur seigneur, le roi, et contre ses droits légitimes. L’enquête menée par les agents royaux auprès de plusieurs habitants permet quelques conclusions sur la formation de la communauté et ses moyens d’action. Premièrement, à l’instar de la « commune » dont l’existence est fondée sur le serment mutuel de ses membres, la communauté de Louvres se base sur les liens que les habitants se sont jurés per fidem avec promesse d’entraide. Le prétexte d’une « confrérie », nécessaire à la réparation de l’église, de la route et des puits, est le premier pas vers la communauté. La gestion des conflits entre confrères est confiée à des magistri communitatis, qui forment un exécutif indispensable à la bonne marche des affaires internes. Le financement de l’organisation repose sur une imposition en blé proportionnelle à la surface de chacun ; elle suppose un comptage, une levée et un gardiennage, assuré par douze hommes. Le refus qu’opposent les manouvriers au travail sur les terres de ceux qui ne sont pas confrères et qui ne demeurent pas à Louvres (commorantes apud L.) implique que le lieu de résidence et l’appartenance jurée sont fondateurs du lien communautaire. Mais finalement, sans l’accord exprès du seigneur, l’organisation communautaire est vouée à l’échec. En somme l’existence d’une communauté institutionnalisée d’habitants et régulée en partie par ses membres ne va pas de soi dans le monde fortement seigneurialisé de la France du septentrion. On ajoutera pour finir que l’historiographie a largement ignoré les groupes d’habitants majoritairement serviles qui parsèment cet espace géographique du Nord de la France, au moins jusque vers 1400. Comment intervient alors le statut personnel des hommes au sein des multiples solidarités possibles ? Les serfs, par exemple, sont bien des chrétiens, des paroissiens, des travailleurs, des consommateurs… Comment prennent-ils part aux décisions ? En sont-ils totalement exclus ? Voici des questions qui s’ajoutent encore au programme de travail esquissé grossièrement.

 

VI.– Complément bibliographique

a) études anciennes sur les communes urbaines :

Bourgin,Georges, La commune de Soissons et le groupe communal soissonnais, Paris, Champion, 1908.

Flammermont, J., Histoire des institutions municipales de Senlis, Paris, 1887.

Giry, Arthur, Les origines de la commune de Saint-Quentin, Saint-Quentin, 1888.

Labande, L. H., Histoire de Beauvais et de ses institutions communales jusqu’au commencement du XVe siècle, Paris, 1892.

Lefranc, A.J., Histoire de la ville de Noyon et de ses institutions jusqu’à la fin du XIIIe siècle, Paris, 1887.

 

b) études d’histoire rurale :

Fossier, Robert, La terre et les hommes en Picardie jusqu'à la fin du XIIIe siècle, 2 vol., Paris-Louvain, Nauwelaerts, 1968.

—, « Les ‘communes rurales’ au Moyen Âge », Journal des savants, 1992, n° 2, p. 235-276 (avec une bibliographie récapitulative de 172 titres).

Génicot, Léopold, L'économie rurale namuroise au bas Moyen Âge, t. III, Les hommes, le commun, Bruxelles-Louvain-la-Neuve, Nauwelaerts-Collège Erasme, 1982.

Girardot, Alain, Le droit et la terre. Le Verdunois à la fin du Moyen Âge, 2 vol., Nancy, Presses universitaires, 1992.

Sivéry,Gérard, Structures agraires et vie rurale dans le Hainaut à la fin du Moyen Âge, 2 vol., Lille, Presses universitaires de Lille, 1977-1980.

Demouy, Patrick, et Vulliez, Charles, (dir.), Vivre au village en Champagne à travers les siècles (Actes du colloque d’histoire régionale tenu à Reims les 10-11 juin 1999), Reims, Presses universitaires de Reims, 2000.

 

c) le « mouvement communal » :

La Charte de Beaumont et les franchises municipales entre Loire et Rhin, Actes du colloque organisé par l’Institut de recherche régionale de l’Université de Nancy II (Nancy, 22-25 septembre 1982), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1988.

Les Chartes et le mouvement communal, colloque régional de Saint-Quentin (octobre 1980) organisé en commémoration du 9e centenaire de la commune de Saint-Quentin, [Saint-Quentin], Société académique de Saint-Quentin, 1982.

Grand, Roger, « La genèse du mouvement communal en France », Revue historique de droit français et étranger, 1943, p. 45-67.

Vermeesch,A., Essai sur les origines et la signification de la commune dans le nord de la France (XIe et XIIe siècles), Heule, 1966.

 


L’historiographie de la France du Sud

 

Monique Bourin

Université Panthéon-Sorbonne (Paris I)

 

 


Lecture de Samuel Leturcq, En Beauce, du temps de Suger aux temps modernes. Microhistoire d’un territoire d’openfield (2001)*

 

Sandro Carocci

Université de Rome

 

In queste note, presentate nella forma in cui furono lette a Xanten, mi è stato chiesto di esporre non l’intero contenuto della thèse, ma solo quei singoli aspetti che si rivelano di maggiore interesse per la storia delle comunità rurali.

 

Il lavoro di Samuel Leturcq è una minuta e intelligente indagine regressiva su un piccolo territorio campione. La ricerca, a prima vista, presenta un impianto tradizionale, direi « classico ». Parte da una dettagliata ricostruzione dell’assetto agrario di un piccolo territorio (1700 ha, 17 kmq) alla fine del XVII secolo, e cerca di seguirne indietro nel tempo la storia allo scopo, in primo luogo, di rispondere ad un quesito anch’esso classico, vale a dire quello della origine dell’openfield system.

         All’interno di questa cornice nella sostanza tradizionale si inseriscono tuttavia alcuni elementi di innovazione sia sul piano del metodo che sul quello della problematica. Parzialmente nuova è ad es. la rivendicazione di un livello di analisi di grande dettaglio. Anche se le tesi regionali hanno fatto uso di analisi di casi particolari (le cosiddette monografie), in linea di massima il caso monografico è stato valutato a partire da una problematica fissata al livello regionale : solo un’analisi esclusivamente locale può evitare questa aporia. Parzialmente nuova è anche l’utilizzazione (devo dire senza eccessi) dell’analisi spaziale, a partire dai famigerati poligoni di von Thiessen.

         Ma innovativo è soprattutto lo sforzo di utilizzare le metodologie della geografia comportamentale : quel tipo di analisi geografica che indaga la relatività dello spazio e che ha elaborato nozioni, come quelle di spazio mentale e di spazio vissuto, atte a valutare come le società considerino lo spazio non un dato fisso, ma diverso a seconda del punto di vista. Leturcq cerca così di ricostruire le diverse percezioni, le diverse immagini di territorio che potevano esistere ad una data epoca. E’ qui, lo dico subito, che la ricerca si rivela più utile ai nostri fini : aiuta a decostruire la nozione stessa di comunità rurale.

 

 

I.– La Introduction méthodologique

Della Introduction méthodologique ricorderò solo pochi punti. In primo luogo, la sottolineatura di come gli storici francesi non facciano distinzione fra openfield e openfield system : intendono cioè con openfield sia quello che le altre storiografie chiamano openfield system, vale a dire quel sistema agrario organizzato in forme comunitarie che è a tutti ben noto, sia semplicemente un paesaggio di arativi aperti che possono anche essere sottoposti a pratiche agrarie individualistiche.

         Rilevo poi le critiche (un po’ eccessive) che Leturcq muove alla definizione classica di openfield system, che a suo dire presuppone sempre una serie data di elementi (paesaggio aperto, parcellario a laniera, vincoli comunitari alle rotazioni agrarie, popolamento concentrato). Leturcq osserva che, invece, sono rilevabili molti casi intermedi fra openfield e bocage al livello di paesaggio agrario, che è attestata la presenza di varianti locali nelle tecniche di rotazione, che esistevano pratiche collettive nei territori di bocage e, all’opposto, di spazi di individualismo anche nell’openfield system, e infine che il livello reale di concentrazione insediativa era molto variabile.

 

 

II.– La Première partie

La Première partie della thèse è dedicata alla ricostruzione della struttura agraria della parrocchia di Toury alla fine del XVII secolo, con alcune aperture fino al 1810. Si basa su una fonte dalla ricchezza eccezionale : il terrier del 1696, che fornisce una cartografia sistematica del territorio, le dichiarazioni dettagliate dei proprietari, e le elaborazioni di agrimensori.

         Toury si trova ad 80 km a sud di Parigi e 25 km a nord di Orleans, lungo l’antica strada Parigi-Orleans. La proprietà eminente di tutto il territorio della parrocchia (1700 ha) appartiene all’abbazia di Saint-Denis. Tranne una quota piccolissima della riserva signorile, il resto è dato in concessione perpetua in cambio di un censo, che garantisce ai concessionari diritti di godimento e di alienazione amplissimi (Leturcq li chiama anzi, impropriamente, « proprietari »). Il popolamento è costituito dal villaggio stesso di Toury, con almeno 125 famiglie, e da tre hameaux di una decina di famiglie ciascuno. Forte è la presenza di concessionari forestieri, che possiedono in totale oltre il 55% della terra : sono sia abitanti di Parigi e Orleans, sia soprattutto abitanti delle parrocchie confinanti con Toury.

         Il paesaggio agrario presenta un assetto « classico » : intorno ai quattro abitati della parrocchia di Toury c’è una zona di vigne ed orti ; poi il seminativo nudo. Nel seminativo, la parcellizzazione fondiaria è molto forte. L’agricoltura è praticata soprattutto in fattorie (dette métairies) che in maggioranza oscillano fra i 20 e i 90 ha (la media è di 45 ha). Si tratta dunque di aziende di grosse dimensioni : ma la dispersione è sistematica e fortissima, perché i terreni di ogni fattoria sono frammentati in dozzine e dozzine di parcelle disperse spesso in tutto il territorio parrocchiale. I tentativi di accorpamento sono scarsi, e in definitiva inutili : ancora nella prima metà del XX secolo, i fermiers non si curavano di coltivare terreni dispersi in decine di parcelle, perché in una giornata di lavoro riuscivano a malapena ad ararne una ; se poi terminavano prima, nelle vicinanze c’era sicuramente un altro lo campo - un lavoro a « sauts de puce ».

         Se manca un’analisi delle forme di gestione e della manodopera, amplio è lo studio delle rotazioni agrarie. Esso fornisce un quadro abbastanza classico (rotazione triennale – grano, cereali primaverili, riposo –, vaine pâture, ecc.), ma mostra anche che la rotazione non implicava la tradizionale divisione del territorio di openfield in tre grandi aree (« suoli »), ognuna delle quali oggetto ogni anno di una determinata fase del ciclo : esistevano invece 45 quartieri, cioè unità di rotazione agraria, grandi di norma fra i 10 e i 25 ha. Poiché queste unità di rotazione si alternavano le une alle altre, il paesaggio era quanto mai frammentato.

         L’elemento per noi di maggiore interesse è alle pp. 113-170, dove ci si sofferma su cosa sia una comunità. Per comprenderlo, Leturcq adotta un metodo « territoriale » : la comunità viene individuata e in buona misura anche definita a partire dalla sua percezione del territorio. Questo metodo gli consente di mostrare l’esistenza di uno scarto importante fra territorio istituzionale e territorio culturale. Gli atti della polizia rurale, del fisco statale, degli organi giudiziari regi, ecc., danno infatti una definizione univoca e istituzionale del territorio : per essi, il territorio di Toury è il territorio della sua parrocchia, e tutti gli abitanti costituiscono una comunità unica. Viceversa l’analisi delle denunce presentate dai contadini nel 1696 mostra come la loro percezione dello spazio sia diversa da questa percezione unitaria, che è insieme amministrativa ed esterna.

         Nella percezione dei contadini, il territorio, e dunque la comunità, vengono scomposti, decostruiti in un duplice modo. Da un lato, a causa di una frammentazione interna al territorio della parrocchia : ogni frazione (hameaux) ha un proprio territorio, dove si concentrano la grande maggioranza dei beni e delle attività dei suoi abitanti. Dall’altro lato, l’unicità e la compattezza del territorio della parrocchia e della sua comunità sono contraddetti dalla permeabilità dei confini esterni del territorio stesso : ampi settori posti verso l’esterno del territorio parrocchiale sono gestiti in comune con gli abitanti delle parrocchie vicine tramite accordi orali sia per quello che riguarda le rotazioni agrarie, sia per il pascolo del bestiame ; allo stesso modo, gli abitanti di Toury intervengono nella gestione delle aree esterne delle altre parrocchie.

         Insomma : nel XVII secolo la definizione religiosa, amministrativa, fiscale del territorio e della relativa comunità non è in grado di inquadrare l’organizzazione agraria, che elabora dei propri territori i cui limiti talvolta coincidono e talvolta si allontanano da quelli della parrocchia o della signoria. Si tratta di territori che non hanno un riconoscimento ufficiale o giuridico, e che sono definiti dalle pratiche di sfruttamento quotidiane o stagionali – una geografia amministrativa contadina che resta al livello orale, ignorata dalla documentazione scritta.

         E’ qui, mi sembra, l’elemento di maggiore interesse (ai nostri fini) del lavoro di Leturcq. E’ cioè l’invito a dissociare con forza, all’interno di quello che chiamiamo « spazio rurale », una serie di livelli che sono spesso indipendenti : il livello parrocchiale, il livello signorile, il livello agrario, quello pastorale, e via dicendo.

 

 

III.– La Deuxième partie

La Deuxième partie della thèse è dedicata al medioevo. Essa ha una struttura complessa, a trittico. Una prima tavola del trittico utilizza cinque registri di censi redatti fra 1382 e 1471 per ricostruire il prelievo signorile e, parallelamente, l’organizzazione comunitaria del territorio di Toury (in queste pagine viene anche gettato un ponte con la Première partie, attraverso una rapida analisi dell’evoluzione fra la fine del XV e la fine del XVII secolo). La seconda tavola del trittico sposta l’analisi in una parrocchia vicina a Toury, Rouvray, che è anch’essa in ampia misura sotto il dominio di Saint-Denis : a differenza che a Toury, per questa parrocchia la documentazione del XV secolo permette però di ricostruire le rotazioni agrarie (il quadro è sostanzialmente lo stesso di quello delineato per la Toury dell’età moderna : ciclo triennale sotto il controllo comunitario in una pluralità di unità di rotazione). La terza tavola del trittico torna a Toury ma arretra nel tempo, poiché cerca di ricostruire l’evoluzione avvenuta fra la fine dell’XI secolo e la fine del XIV.

         L’analisi è come sempre intelligente e attenta, ma forse non sempre convincente, soprattutto a causa della scarsità delle fonti. In sostanza, Leturcq cerca di rintracciare anche nel medioevo quei caratteri dell’organizzazione territoriale e comunitaria che le più ricche fonti dell’età moderna gli avevano permesso di individuare per il XVII secolo. Anzi, il lettore si accorge presto che Leturcq ritiene che la geografia amministrativa « contadina » del 1696, quei territori informali di cui parlavo, siano il residuo di una situazione anteriore, di una realtà medievale caratterizzata dunque da una maggiore e più esplicita pluralità di comunità e di territori. Ma vediamo la sua analisi.

         Le pp. 219-257 sono dedicate ad un lungo esame dei registri dei censi dal 1382 al 1471. In quell’epoca, Saint-Denis richiede agli abitanti una vasta serie di censi, in natura e in denaro, che gravano in parte sulle case, in parte sulle vigne e gli orti, in parte sui seminativi. Leturcq è colpito in primo luogo dalla struttura di queste fonti. In esse i censi sono distinti in capitoli, che riguardano ognuno una sola tipologia di censo (oblationes, censi per orti, per vigne, case, ecc.) ; all’interno di ogni capitolo, i concessionari sono divisi a seconda della loro residenza (nel villaggio di Toury, nelle frazioni della parrocchia, nelle parrocchie vicine) e poi elencati in ordine alfabetico.

         Secondo Leturcq questa organizzazione dei documenti e dello stesso prelievo signorile è rivelatrice di una data percezione del territorio e di una particolare struttura spaziale della signoria. La ripartizione dei censi in base alla residenza dei concessionari rivelerebbe infatti una percezione frammentata dello spazio della signoria, a sua volta connessa alla articolazione della comunità rurale in nuclei più piccoli, ognuno dei quali centrato e gestito da uno degli otto insediamenti che esistevano in quell’epoca all’interno del territorio parrocchiale (il villaggio di Toury e ben sette hameaux).

         Nella seconda metà del XIV secolo e nel XV secolo Leturcq ritrova così, accentuata dal maggior livello di dispersione dell’insediamento, una caratteristica del territorio che nella Première partie aveva individuato a partire dalla ricca documentazione moderna : la frammentazione in aree minori, gestite da comunità di hameaux, di un territorio parrocchiale che è invece presentato come unitario dalle fonti scritte. Secondo Leturcq, anzi, il periodo 1350-1500 sarebbe stato un’epoca in cui era ormai già avvenuta una diminuzione dell’autonomia e dell’importanza di queste minuscole sotto-comunità.

         Nel resto della Deuxième partie (pp. 273-451), Leturcq torna a quello che rappresenta il principale tema della sua ricerca : i caratteri e l’evoluzione del sistema agrario. Conduce così un calcolo molto interessante sul piano metodologico della contrazione delle superfici coltivate avvenuta fra il 1350 e il 1450, concludendo che a Toury gli effetti della peste e della guerra dei cent’anni sono stati modesti, provocando l’abbandono soltanto di un quinto dei terreni : dunque una contrazione troppo limitata per supporre che essa abbia determinato un radicale mutamento del sistema agrario. La formazione della struttura agraria attestata nel tardomedioevo e in età moderna è quindi anteriore alla crisi di metà Trecento.

         Quando allora si è affermata l’organizzazione agraria descritta dalle fonti del XV secolo e ancora esistente nel 1696 ? Qual è stato il punto di svolta nella storia delle campagne di Toury ? Per individuare questo punto di svolta, Leturcq passa allo studio dei secoli XII-XIII. Emerge in primo luogo lo sforzo che gli abati, e per primo Suger, hanno compiuto per migliorare la redditività dei possessi di Saint-Denis. Suger e i suoi successori hanno trasformato la struttura agraria comunitaria in primo luogo promuovendo l’espansione demografica del villaggio di Toury, dove viene fondato un castrum e dove la concessione di terre e franchigie attira nuovi abitanti. I signori favoriscono così la nascita di un forte polo di popolamento entro il territorio parrocchiale. Gli abati compiono inoltre una campagna di acquisti che prosegue dalla metà del XII secolo e alla metà del XIII secolo : al suo termine la signoria rurale di Saint-Denis giunge ad estendersi a tutto il territorio della parrocchia.

         L’estensione della signoria di Saint-Denis a tutta la parrocchia è un elemento interpretativo importante se si tiene presente il sistema dei censi attestato appena compaiono fonti esplicite, cioè dal 1382 in avanti. Come ho già detto, per gli arativi è un sistema di prelievo straordinariamente omogeneo e razionale, ma poco comune nella regione : il censo è stabilito esclusivamente sulla base della superficie posseduta dal concessionario (poco meno di 18 denari per ogni ettaro). Ora questo sistema sembra chiaramente frutto di una riforma complessiva, di una totale riorganizzazione che può essere stata condotta solo dopo che gli abati hanno acquistato il completo controllo del territorio della parrocchia. Di conseguenza Leturcq è indotto a pensare che la complessiva riorganizzazione del sistema agrario sarebbe avvenuta proprio nella seconda metà del XIII secolo, quando Saint-Denis ha terminato la sua espansione patrimoniale.

         Il sistema agrario attestato dalle fonti bassomedievali e moderne non ha quindi – a suo parere – un’origine remota ; risale invece, nella sua essenza, all’epoca di massima intensità dell’iniziativa signorile, collocabile nel corso del XIII secolo.

         Leturcq peraltro tiene a sottolineare che le sue conclusioni sono indiziarie, ipotetiche. Nulla esclude, inoltre, che un openfield system fosse praticato, sia pure con modalità differenti, già prima del XIII secolo. Qui lo studioso è molto cauto, fino ai limiti della contraddittorietà. L’analisi minuta del tessuto parcellare gli fa ipotizzare che l’orientamento dei campi abbia un’origine remota, forse addirittura gallo-romana ; inoltre più elementi lo inducono a ridimensionare la rottura altomedievale, poiché sembra che l’entità degli abbandoni e l’estensione dell’incolto nell’alto medioevo non siano stati così massicci come si è soliti credere. Nonostante questi indizi di una lunghissima continuità, Leturcq sembra però orientato a credere che prima del XIII secolo il sistema agrario nel suo complesso fosse diverso. L’elemento più importante, insomma, non è l’eredità di tempi remoti, ma la grande svolta, rappresentata dalla crescita demografica e dall’intervento signorile del XII-XIII secolo.

 

Termino qui, ribadendo la parzialità della mia lettura. La laboriosa indagine di Leturcq ha molteplici meriti, sui quali ho taciuto. Ma naturalmente in questo seminario quello che più interessa è il suggerimento ad individuare, al di sotto del livello ufficiale di una comunità, una pluralità di altri territori e di altre forme di aggregazione collettiva.

 


L’historiographie britannique

 

Chris Dyer

Université de Leicester

 


Lecture de Wendy Davies, Small worlds.

The village community in early medieval Brittany, 1988*

 

Lluis To Figueira

Université de Girona

 


L’historiographie allemande

 

Ludolf Kuchenbuch

FernUniversität Hagen

 


 

Lecture de Peter Blickle, Kommunalismus.

Skizzen einer gesellschaftlichen Organisationsform (2000)*

 

Joseph Morsel

Université Panthéon-Sorbonne (Paris I)

Institut Universitaire de France

 

Le concept de « communalisme » est, sauf erreur, parfaitement inconnu en France – et je ne suis pas certain qu’il le soit moins en dehors de l’espace germanophone. Il a été forgé en 1939/43 par un historien suisse, Adolf Gasser, qui en faisait le seul vrai ferment de la démocratie (en opposition aux fascismes), mais c’est Peter Blickle qui l’a réellement introduit dans le paysage historien germanophone au début des années 1980, où il est peu à peu devenu un objet de débat – mais plus chez les modernistes que chez les médiévistes, dans la mesure où ce concept est censé caractériser la période 1300-1800[113].

         P. Blickle est arrivé à ce concept à partir de ses travaux menés depuis les années 1960 sur les structures sociales des villages de Haute-Souabe à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne, qui l’ont confronté au (« nouveau ») servage et à la lutte collective des serfs contre lui. Cette lutte, menée dans le cadre des villages, lui aurait fait prendre conscience de ce que la liberté – dont on fait habituellement un produit des Lumières (donc des intellectuels) et de la Révolution Française – n’était pas exogène, mais se trouvait déjà dans le cadre des communes. Ceci l’avait aussi conduit à envisager dans le cadre communal le passage à la réformation et à proposer la notion de Gemeindereformation. Bref, il a découvert dans la Gemeinde (« commune ») le creuset des luttes pour la liberté (juridique et de conscience).

         L’ouvrage en question est destiné, d’une part, à donner une forme « finale » au concept de communalisme, d’autre part à en démontrer la validité à l’échelle européenne. Il a été rédigé entre 1991 et 1994 et révisé en 1994 (1er tome) et 1996 (2e tome), ce qui signifie que la date de parution (2000) est fallacieuse (ce que confirme l’examen de la bibliographie utilisée, qui s’arrête en 1993 pour le 1er tome, en 1996 pour le second).

         Le premier des deux tomes qui le composent sert à présenter les éléments du modèle, construit à partir d’observations faites en Haute-Allemagne et tout particulièrement en Haute-Souabe. La Haute-Allemagne consiste principalement dans les régions allemandes au sud du Main, incluant l’Alsace, l’Autriche et une partie de la Suisse, mais dont P. Blickle exclut (pour construire son modèle) la Bavière et les Cantons suisses ; elle correspond donc au Sud-Ouest de l’Empire. La Haute-Souabe quant à elle correspond à la région au nord-est du lac de Constance. Dans le second tome, P. Blickle passe en revue la Scandinavie, l’Italie et l’Espagne, la France et l’Empire, la Russie et l’Angleterre. Le résultat en est que le communalisme est la matière primordiale (Urgestein) du politique en Europe…

         Je commencerai d’abord par présenter l’argumentation de P. Blickle. Je tenterai ensuite de mettre à jour certains des ressorts intellectuels de sa démarche et d’en critiquer l’approche.

 

I.– Construction du modèle

L’avant-propos permet à P. Blickle de préciser d’emblée à quoi le communalisme est censé renvoyer. Du point de vue lexical, le mot renvoie au champ lexical du latin communis et communitas et de leurs dérivés romans, ainsi que de leur strict équivalent allemand gemein et Gemeinde. Mais P. Blickle veut en faire un concept scientifique qui prétend rendre compte de l’existence de « communautés afférentes à un lieu d’occupation agglomérée doté de formes propres d’organisation institutionnelle » (p. VII).

         Ce concept repose sur trois axiomes : 1) paysans et bourgeois sont organisés au quotidien de manière identique par l’institution communale ; 2) leur base sociale commune est le fait de travailler ; 3) le système de valeurs spécifiques propre à cette forme sociale et institutionnelle a été engendré par eux. Le concept renvoie par ailleurs à une époque comprise entre celle dans laquelle les rapports humains sont massivement structurés par la parentèle (Sippe) et celle dans laquelle l’individu est au cœur des rapports sociaux et étatiques : il ne s’agit donc pas seulement d’époques propres à l’histoire occidentale, mais universelles. Le communalisme est donc destiné à désigner une forme universelle de l’organisation sociale humaine.

 

En introduction, P. Blickle s’attache à retracer la genèse du concept de « communalisme » (dont on ne découvre que p. 358 du t. 2 qu’il l’a emprunté à Gasser) : il est apparu, seul contre tous, dans un paysage historique dominé par le concept de Feudalismus (notion plus large que « féodalisme » : « féodalité », « système féodo-vassalique »…). Tous deux ont en commun d’être formés autour d’une racine médiévale (feodum, communis), ce qui semble être pour P. Blickle une qualité (qui renvoie probablement à une conception substantialiste des concepts), mais « communalisme » est (évidemment) meilleur : le féodalisme est défini de façon caricaturale (manuel de DDR) et présenté comme une affaire de marxistes bavards et sectaires, le travail de P. Blickle aux archives n’ayant fait qu’accroître son scepticisme à cet égard (on retrouve là l’argumentation opposant l’érudition source de vérité au dogmatisme fallacieux de médiévistes est-allemands réputés incapables de lire le latin, argumentation qui était tout à fait courante avant l’unification et que divers collègues ouest-allemands m’ont encore à plusieurs reprises avancée alors que je n’étais encore qu’étudiant, dans les années 1980…).

         P. Blickle rappelle ensuite son cheminement historique (succession de ses thèmes de recherche), qui l’a conduit à découvrir, dans le « passé pétrifié sous forme de fonds d’archives », une chose qui existait réellement, indépendamment des préoccupations contemporaines et de ses propres centres d’intérêt – une chose sans nom scientifique, à savoir l’organisation de la vie de la majorité de la population dans une « forme politique » (politische Figur) alors désignée du nom de Gemeinde. P. Blickle se place ainsi dans une simple posture de dévoilement et de dénomination de quelque chose qui, jusque là, était resté invisible et qu’il faut reconstituer. C’est à la reconstitution schématique (« esquisse », « modèle ») de cette forme que s’emploie P. Blickle dans son premier tome.

 

Le premier chapitre est rigoureusement institutionnel. Il s’agit de montrer que le quotidien des bourgeois et paysans n’est pas seulement déterminé institutionnellement par le pouvoir seigneurial (sous quelque forme qu’il soit) mais que partout s’observe l’existence d’un foyer d’organisation de la vie collective (Zusammenleben), non dérivé de la seigneurie : la Gemeinde. L’examen de cas d’espèce de Haute-Souabe lui permet de mettre à jour les diverses pièces institutionnelles des communes (assemblées communales, conseils, maires, tribunaux) et de hiérarchiser l’impact des différents processus de domination.

         Du point de vue institutionnel, la Gemeinde, réalisée par ses assemblées (Gemeindeversammlung) régulières ou extraordinaires, l’emporte sur le conseil, qui n’en est que le représentant ; en cas de désaccord, la commune peut former un comité (Gemeindeausschuß) chargé de faire pression sur le conseil. Du point de vue politique, les présidents du conseil (maires, avoués, écoutètes) apparaissent de moins en moins comme des représentants du pouvoir seigneurial et de plus en plus comme une émanation (en général indirecte, via le conseil) de la commune. Il en va de même des cours de justice villageoise, dont l’objet et l’origine excluent probablement une origine seigneuriale : l’objet est la paix intérieure et l’organisation productive (sous la forme de la codification locale, en vertu du Satzungsrecht [« droit de réglementation »] auquel P. Blickle accorde une très grande importance). Pour l’origine, P. Blickle penche pour le Ding [= mallus], conçu comme un lieu d’interprétation du droit par le populus. Du point de vue social, la participation à la vie de la commune (y compris aux fonctions communales) n’est en principe pas liée à la taille des exploitations ou au niveau fiscal, mais au seul fait d’être « chef de feu » (Hausherr) ; la corrélation se réintroduit cependant de façon tendancielle, surtout en ville, du fait que les fonctions communales ne sont pas rémunérées – mais cette réalité pratique (régulièrement dénoncée au cours du livre) n’est pas censée remettre en cause l’idée que la commune est tendanciellement égalitariste et fondée sur la Haus. Surtout, l’affirmation de la primauté des assemblées communales (où le problème de la non-rémunération des fonctions ne se pose pas) permet à P. Blickle de maintenir entière l’idée d’un égalitarisme institutionnalisé. Du point de vue spatial enfin, les communes peuvent être représentées dans des diètes provinciales (Landschaft), mais elles restent la base de l’organisation sociale : elles ne sont pas absorbées/dissoutes par un fonctionnement qui leur est homologique, mais à plus grande échelle.

         LaGemeinde constitue ainsi le « corps politique » (politischer Körper) des villes et villages, constitué et reproduit lors des assemblées communales. Ceci signifie corollairement 1) que la Gemeinde ne dérive pas du pouvoir seigneurial : elle le « supporte » (erträgt, c’est-à-dire pas au sens anglais de supports, « soutient », mais au sens français d’« endurer ») – ce qui ne signifie même pas qu’elle procède d’une opposition au pouvoir seigneurial. D’autre part, cela signifie 2) que le village et la ville sont organisés de manière structurellement identique du point de vue institutionnel (à condition de laisser de côté le serment mutuel communal !). Enfin et par conséquent, cela signifie 3) le concept de Feudalismus, qui postule le primat des rapports de domination seigneuriale et intègre de manière distincte villes et villages, est inadéquat – en tout cas du point de vue de sa prétention à l’explication globale.

 

Le deuxième chapitre se penche ensuite sur ce que P. Blickle appelle le « substrat social » des communes rurales et urbaines, c’est-à-dire les membres des communes, examinés de manière abstraite. Chaque « communier » apparaît sous deux aspects (que P. Blickle étudie l’un après l’autre) : sa désignation catégorielle comme gemeiner Mann (littéralement « homme commun »), et son appartenance à un « feu ». P. Blickle reprend divers travaux sur la notion de gemeiner Mann, mais récuse l’interprétation comme Gemeindsmann (« homme de la commune ») proposée par d’autres, en isolant Gemeinde du champ lexical et sémantique de gemein. Gemeiner Mann renvoie alors, tout comme l’armer Mann avec lequel il se combine parfois (armer gemeiner Mann), avant tout à un niveau sociopolitique, caractérisé par le fait de n’avoir pas de pouvoir, c’est-à-dire : d’être extérieur à la sphère de la seigneurie – ce qui permet à P. Blickle d’éviter d’être taxé de tautologie : si la Gemeinde est extérieure à la seigneurie et si le gemeiner Mann était un Gemeindsmann, alors il serait inévitable que le gemeiner Mann soit lui aussi extérieur à la sphère seigneuriale ; mais ici, le caractère fondamentalement extra-seigneurial du « communier » est (prétendument) montré à partir du gemeiner Mann lui-même (et pas de la Gemeinde), ce qui doit alors confirmer et donc renforcer le caractère extra-seigneurial de la sphère de la Gemeinde.

         Cette position fondamentalement extérieure à la seigneurie permet à P. Blickle d’établir une continuité sémantique avec Untertan (« sujet », les deux mots étant apparemment substituables l’un à l’autre) puis avec Bürger (« bourgeois » puis « citoyen », Untertan devenant strictement rural au XVIIe s.). Mais surtout, par le biais de la tripartition fonctionnelle oratores/bellatores/laboratores, qui d’une part distingue les laboratores de deux catégories liées au pouvoir seigneurial (seigneurs laïcs et ecclésiastiques), d’autre part assemble systématiquement bourgeois et paysans sous le terme de laboratores, catégorie qui, enfin, aboutit au Tiers-État c’est-à-dire aux Bürger, P. Blickle conclut que le Gemeiner Mann est fondamentalement un « travailleur » (arbeitender Mensch). Or, dans la mesure où le travail se fait alors dans le cadre de la Haus (« maison », « foyer »), il est par conséquent logique de trouver celle-ci au fondement de la Gemeinde.

         Au niveau de la Haus s’articulent le familial, l’économique, le politique et le juridique : la Haus est le lieu de vie de la familia (groupe domestique au sein duquel les rapports parents/enfants et mari/femme sont homologiques aux rapports maîtres/domestiques, comme le montre notamment le droit de châtiment corporel – ce qui signale le caractère secondaire des rapports de parenté…). La Haus est ainsi le cadre primordial de la paix, ce qui en fait le noyau de la paix communale (selon un principe d’extension sur lequel P. Blickle ne s’attarde pas). La Haus est une unité de production et de consommation, car en même temps lieu de travail et lieu de résidence. C’est aussi notamment par l’intermédiaire de la Haus que se fait l’accès aux communaux. Cette qualité productive de la Haus (P. Blickle parle [p. 85] de Verhäuslichung der Arbeit, « domestication du travail ») est postérieure (et non pas consécutive[114] !) à la « dissolution des grands domaines ». C’est à ce niveau que se réalise la différence entre la Haus aristocratique (également concernée par la familia et la paix) et la Haus des communiers. La Haus est en outre un objet réel dont le mode de construction est significatif : elle passe du mobilier à l’immobilier, en particulier par l’introduction de fondations ou solins en pierre ; et en Haute-Allemagne, elle fondamentalement identique en ville et à la campagne jusqu’à la fin du XVIIIe s. La Haus (et éventuellement la parcelle qui la porte) est ainsi l’élément « réel » (dinglich) de l’appartenance de droit à la Gemeinde, et donc de la participation aux assemblées – ce qui fonde la distinction socio-politique entre les communiers, caractérisés par leur honorabilité (Ehrbarkeit) et la « populace » (Pöbel), que P. Blickle assimile en premier lieu à des migrants (fahrende Leute). La Haus fonde ainsi à la base de la ville ou du village une « identité politique » qui s’incarne dans la Gemeinde à travers les institutions.

 

Le troisième chapitre s’attache aux conséquences intellectuelles et morales de cette identité politique, c’est-à-dire aux valeurs et normes communes développées par les communes rurales ou urbaines, au même titre que par tout groupe social constitué. En particulier, P. Blickle s’attache aux valeurs du Gemeiner Nutzen (« commun profit »), de la Hausnotdurft (« nécessité domestique »), de la paix, de la justice et de la liberté. Le commun profit est longuement étudié et opposé à la fois à l’Eigennutz (« intérêt privé ») et au Herrennutz (« profit seigneurial »), mais aussi considéré comme le pendant communal du Schutz und Schirm (« protection ») assuré par les seigneurs aux habitants des villes ou villages sous leur domination. Le commun profit est ainsi conçu comme la valeur englobante (et étroitement liée à la paix), car le respect du commun profit dans l’action impose de tenir compte des nécessités propres aux maisons, ce qui fait du commun profit un principe de répartition entre Häuser (« maisons »), l’articulation adéquate des Häuser entre elles étant garante de la paix, donc de l’homogénéité de la commune, la paix consistant principalement en une valorisation sociale de l’absence de conflit.

         C’est dans cette perspective que la justice et la liberté deviennent des mots d’ordre essentiels, car ils mettent en cause, selon P. Blickle, les entraves mises par le pouvoir seigneurial au fonctionnement de la communauté et des maisons : 1) la revendication de la justice consiste à revendiquer le droit de réglementation communale, afin d’assurer une répartition juste entre communauté et seigneurs et entre les Häuser. 2) la liberté revendiquée est, selon P. Blickle, la libre disposition par chaque Haus de sa force et du produit de son travail. D’une manière générale en effet, le commun profit, la nécessité domestique, la paix, la justice et la liberté sont prioritairement orientées vers les aspects productifs, en même temps qu’opposées aux pratiques caractéristiquement seigneuriales (usages seigneuriaux, luxe, faide, volonté de domination…). Toutes ces valeurs sont donc considérées par P. Blickle comme des produits directs de la pratique communale, sans aucune « préfiguration théorique » sous la forme d’une éthique sociale ou d’une théorie économique ou politique (p. 129).

 

Le quatrième chapitre conduit alors P. Blickle à envisager les rapports entre la Gemeinde et les pouvoirs seigneuriaux. Le but de l’opération est bien sûr de voir si et dans quelle mesure le communalisme peut ou doit s’articuler avec le féodalisme. Sur la base de tout ce qu’il a déjà dit, P. Blickle considère que le communalisme est antithétique du féodalisme, car on ne peut pas dire selon lui que la société est organisée prioritairement de manière verticale, selon le principe de l’exploitation des paysans par les seigneurs (les villes n’ayant qu’un caractère secondaire). Le féodalisme, sous quelque forme que ce soit, serait ainsi incapable d’intégrer les phénomènes correspondant au communalisme et dont P. Blickle réaffirme la généralité. Ceci lui permet au passage de briser quelques lances contre des historiens d’inspiration marxiste. P. Blickle examine alors sous trois aspects les rapports entre Gemeinde et pouvoir seigneurial : leur articulation, leur opposition, leur conjonction.

         Dans le premier cas, P. Blickle commence par un rappel des institutions seigneuriales (avouerie, Schutz und Schirm, seigneurie foncière et servage au Moyen Âge, fiscalisation, administration et police à l’époque moderne…) et du rôle du serment de fidélité (Huldigungseid), auxquels il oppose les institutions communales déjà rencontrées. L’articulation entre Gemeinde et pouvoir seigneurial se réalise alors, en Haute-Allemagne et principalement à l’époque moderne, dans le cadre des Landschaften, instances représentatives des villages et petites villes au sein des territoires aristocratiques, dotées du droit d’envoyer des représentants élus aux diètes territoriales (Landtage) et qui constituaient même dans de nombreux petits territoires le seul partenaire du prince. Dans ces assemblées, ce sont les communes qui sont représentées (et non pas les sujets), et c’est là que sont configurés les rapports de forces entre communes et pouvoirs princiers. La présence des communes repose selon P. Blickle sur le fait que le système de représentation qui s’est mis en place à la fin du Moyen Âge au profit de l’aristocratie (face aux pouvoirs royaux) reposait sur les droits seigneuriaux attachés aux biens détenus (et non pas sur la parenté : ce n’est pas en tant que fils de X qu’on est pris en compte à ce niveau, mais en tant que détenteur de pouvoirs effectifs) ; dès lors que les communes exercent des pouvoirs analogues aux pouvoirs seigneuriaux (notamment justice et réglementation locale), elles sont entrées dans les diètes…

         Les cas d’opposition sont avant tout les cas de révoltes et soulèvements, auxquels P. Blickle s’est à plusieurs reprises intéressé par le passé. P. Blickle distingue les révoltes des simples protestations précisément à l’aide du cadre des communes : il n’y a révolte que lorsque toute une commune (ou la majorité de ses membres) s’oppose au seigneur, la révolte est un conflit entre commune et pouvoir seigneurial et a été précédé de réunions destinées à définir les objectifs et modalités. P. Blickle considère alors que les révoltes ont moins un caractère réactionnaire (défense de la tradition contre la modernisation étatique) que progressiste (faire advenir une nouvelle participation au pouvoir). Et contrairement aux historiens marxistes, P. Blickle estime qu’elles ne doivent pas être réduites à une explication matérialiste, mais que la contestation peut tout aussi bien naître du scandale éthique que représente telle ou telle mesure.

         Les communes deviennent elles-mêmes le pouvoir lorsqu’elles engendrent une organisation de type républicain, comme dans le cas des Grisons ou du Valais. L’explication de cette élimination du pouvoir seigneurial est trouvée d’une part dans l’existence antérieure d’un fonctionnement communal prononcé, renforcé par les conditions difficiles de l’écosystème montagnard, d’autre part dans la progression de la propriété du sol (éliminant les systèmes de tenure) lié à des influences locales et au rachat communal des droits sur le sol. Ces régions de communalisation républicaine précoce sont passées aux pratiques politiques et économiques modernes dans de meilleures conditions que les autres régions, ce qui conduit P. Blickle à considérer que le communalisme est plus proche de la modernité que le féodalisme.

 

Le cinquième chapitre est conséquemment consacré à la place du communalisme (sans le mot) dans les théories politiques contemporaines, en particulier celles de modernisation politique (réforme de l’Empire, écrits révolutionnaires, fables politiques). P. Blickle en déduit que l’expérience communale constitue une sorte de terreau à partir duquel les théories pro-aristocratiques et même pro-monarchiques peuvent être attaquées. C’est à l’époque de la Réformation que le communalisme s’exprime le plus distinctement, car elle ouvre la théologie à toutes les plumes et permet la dissolution de l’Église universelle dans les structures communautaires.

 

En conclusion du premier tome, P. Blickle énonce six thèses sur le communalisme : 1) les communes rurales et urbaines sont structurellement identiques du point de vue de leur organisation institutionnelle ; 2) le communalisme est engendré par l’état (Stand) des travailleurs, sur la base d’un changement de l’organisation du travail, du manse à la Haus et de la villa dirigée à la ville ou au village dont l’organisation interne repose sur des actes volontaristes ; 3) l’organisation interne des communes repose sur la Haus ; 4) la vie collective engendre des valeurs et normes communes, qui tendent vers la liberté et la propriété modernes ; 5) le communalisme a une nette affinité avec le républicanisme ; 6) dans les écrits politiques, le communalisme fournit des armes contre les idéaux seigneuriaux ou monarchistes.

 

Je ne vais évidemment pas détailler autant le second tome, trois fois plus long que le premier : je me contenterai d’en donner l’organisation générale et d’en signaler les apports principaux par rapport au modèle de base. L’introduction reprend simplement les 6 thèses qui closent le premier tome, puis l’ouvrage est organisé en trois parties (= 10 chapitres selon l’échelle du tome 1).

 

La première partie consiste à envisager d’autres espaces que ceux qui ont servi à construire le modèle : P. Blickle va du nord au sud de l’Europe (Scandinavie [Suède, Norvège, Finlande] et Méditerranée [Italie, Espagne]) et du centre (France et Empire) à la périphérie (Russie et Angleterre). Ceci lui permet d’envisager en particulier divers cas de non-coïncidence entre le communal et l’habitat concentré : c’est le cas de l’existence du communal sans villages en Scandinavie, où le communal est organisé à l’échelle de « districts » (aux noms variés), coïncidant par ailleurs avec l’organisation paroissiale – elle-même fortement communalisée. Ailleurs, il peut exister des villages et/ou des villes sans qu’existent des structures communales, comme dans l’Empire où les communautés rurales (Landgemeinden) de la partie occidentale (à l’exception des régions rhénanes, incluant bien sûr la Haute-Souabe) ne deviennent des communes que très tard (1600 sq.), les Weistümer révélant le maintien de liens seigneuriaux personnels et « non territorialisés » (nicht territorialisiert, p. 75) bien après la disparition des grands domaines ; à l’Est de l’Elbe, les villages n’ont jamais été des communes (comme probablement en Saxe), et les villes cessent de l’être au plus tard v. 1500. La Russie présente une situation d’existence de villages sans qu’existent des structures communales, le Mir n’étant en aucun cas une commune selon les critères définis. Le cas anglais va dans une direction voisine, car il se caractérise par l’existence de villages et de villes sans qu’existent des structures communales, ce que P. Blickle explique principalement par l’existence d’un droit unifié à tout le royaume et à tous les niveaux (le common law), à l’inverse de ce qui se fait partout ailleurs, où l’on voit alors coïncider les communes avec des « circonscriptions juridiques propres » (eigene Rechtskreise, p. 115) au sein de royaumes et principautés hétérogènes du point de vue juridique. D’ailleurs, au sujet de la Scandinavie, c’est également de la rédaction du droit scandinave qu’il fait dériver la formation du communal. L’Angleterre se caractérise par conséquent pour P. Blickle par le primat structurel de la « maison » (alors qu’il me semble que la conclusion la plus logique serait que c’est en définitive le royaume lui-même qui est une commune !)

         P. Blickle en arrive par conséquent à distinguer un type qu’il appelle « roman » (p. 59) ou « méditerranéen » (p. 101) de communauté, représenté par l’Italie, la France méridionale et l’Espagne et caractérisé par le consulat, par opposition à un type nordique dans lequel ce sont les échevins (en tant que membres du tribunal) qui agissent au nom de la commune. Par ailleurs, P. Blickle confirme le caractère secondaire de l’écart entre ville et village (Italie, France, Cantons Suisses ; l’Empire à l’Est de l’Elbe et l’Angleterre le confirment aussi a contrario). P. Blickle insiste en outre sur le caractère spontané de la formation des communes, qui sont avant tout des manifestations de la volonté des habitants, sans que cela exclue nécessairement tout intérêt de la part des pouvoir seigneuriaux (Scandinavie, Italie, Espagne, France, Cantons suisses). On observe enfin l’absence d’évolution linéaire : l’Italie, la Scandinavie et l’Espagne forment des exemples de systèmes fortement communalisés dès le Moyen Âge (XIIe, XIIIe ou XIVe s.), mais qui ont vu leurs communes passer sous un contrôle étatique et absolutiste trois à quatre siècles plus tard (XVIIe-XVIIIe s.).

 

La deuxième partie correspond à l’examen de ce qui fait le communal à l’intérieur de la commune. Elle reprend par conséquent de manière transversale les thèmes centraux du premier tome. P. Blickle examine ainsi l’acteur central de la commune (le gemeiner Mann et ses variantes locales, commun peuple et popolo minuto), qui apparaît partout indifféremment paysan ou citadin, rigoureusement laborator du point de vue de son activité, Untertan (« sujet ») du point de vue politique, membre du Tiers-État lorsque cette nomenclature existe, enfin civis ou burgensis du point de vue de son lieu d’habitation.

         L’examen des institutions communales s’avère aussi sans surprises : P. Blickle retrouve partout les assemblées en lesquelles réside le pouvoir légitime, conseils, représentants et tribunaux, les variations locales tenant aux modalités du choix des participants (sexe, âge, modes d’élection, etc.). Mais P. Blickle envisage plus en détail le problème de la coniuratio, qu’il interprète comme « la forme la plus pure [du] volontarisme » par lequel « des hommes qui vivent dans une relation spatiale concrète » (konkreter räumlicher Bezug) engendrent les communautés (p. 150). P. Blickle s’oppose ainsi à la réduction dominante du serment mutuel à la ville : on en rencontre en Italie, en Suisse, en France, et dans les régions de l’Empire dominées par les princes et seigneurs, on peut le trouver niché au sein des serments prêtés aux seigneurs, lorsqu’on en a le texte.

         P. Blickle revient sur le caractère central de la paix, à partir de l’exemple de la charte helvétique de 1291, et il aboutit à l’idée d’une contribution essentielle des communes à la pacification de l’Occident (contre les faides, animées par les Sippen). La commune s’impose comme espace de paix, où celle-ci doit régner perpétuellement, avec la participation de tous les habitants (à son élaboration comme à sa défense). La paix communale s’impose à tous, quel qu’en soit le niveau social, et sert ainsi à la domestication des puissants tout comme des membres de la commune. P. Blickle propose ainsi un autre procès de civilisation que celui de Norbert Elias.

         À propos du gemeiner Nutzen, qu’il examine essentiellement, hors de l’Empire, sous la forme du commun profit à travers les ordonnances et édits français de 1300-1500, P. Blickle réaffirme qu’il s’agit d’une production spécifiquement communale, liée à l’expérience politique communale et développée en opposition au Herrennutz par détournement d’une formule de serment de fidélité et sans lien aucun avec le bonum commune aristotélicien (dont il observe qu’il est lui même d’une utilisation très limitée dans les textes politiques seigneuriaux). La fusion du bonum commune et du commun profit ne se réalise qu’à l’époque moderne, sous l’égide de l’État pour légitimer son œuvre de police.

 

La troisième partie correspond à l’examen de ce qui fait le communal à l’extérieur de la commune. Elle se penche encore une fois sur le problème des rapports entre commune et pouvoirs seigneuriaux, notamment monarchiques, en envisageant successivement les théories de l’obéissance, les soulèvements et révoltes (dont P. Blickle souligne la coïncidence très forte avec les régions où les structures communales sont très développées, et non pas celles qui sont structurées selon les anciens liens personnels (mais alors dans ce cas, les révoltes anglaises sont inexplicables, sauf si c’est tout le royaume qui fonctionne comme une « maison » !), le progressif développement du parlementarisme en Angleterre (qui joue un rôle essentiel [et pour cause !]), Suède, France, Espagne.

         P. Blickle envisage ensuite la place de la commune dans les théories socio-politiques : les théories corporatives depuis les réflexions juridiques ou politiques (Marsile de Padoue, Ptolémée de Lucques) sur les universitates médiévales jusqu’aux corporatistes du XVIIIe s. ; les théories ecclésiologiques des Réformateurs ; la philosophie politique de Thomas More à Rousseau.

 

         Laconclusion du second tome revient sur les deux grands processus de transformation qui ont engendré le communalisme : 1) l’organisation du travail en « maisons » ; 2) le rassemblement de ces maisons en implantations relativement groupées, les villages et villes. Ces maisons sont indépendantes dans leur mode d’exploitation, mais cependant astreintes à la coopération locale pour l’usage des ressources (cas des paysans) et pour la commercialisation des produits (cas des artisans). Divers facteurs organisent soit le travail (guildes, métiers, compagnies), soit l’espace communautaire (paroisse, voisinage), sans que la coupure soit nette (rôle du voisinage dans l’organisation du travail, rôle des guildes dans l’organisation de l’espace, etc.). Mais surtout, c’est de cette convergence du travail et de l’implantation spatiale que dérive l’organisation régulée du quotidien qui est censée caractériser au premier chef le communalisme.

         P. Blickle insiste enfin sur le legs du communalisme à l’organisation politique moderne…[115]

 

II.– Soubassements

Le concept de communalisme est destiné à réarticuler deux dichotomies classiques en Allemagne. Il s’agit d’une part de la dichotomie Gemeinschaft/Gesellschaft du sociologue Ferdinand Tönnies (1887)[116], c’est-à-dire « communauté » vs. « société » : ces deux formes idéal-typiques se distinguent par le mode de consentement des acteurs à leur appartenance (la non-appartenance n’étant que la situation de la guerre de tous contre tous de Hobbes), qui soit soumet (volontairement) l’individu aux finalités d’un tout qui le transcende (la Gemeinschaft), soit soumet à la réalisation d’objectifs particuliers l’adhésion de l’individu à la collectivité (la Gesellschaft). Historiquement, la démarche de Tönnies s’inscrit dans le mouvement européen de critique sociale hostile aux excès du capitalisme et qui valorise les pratiques coopératives. C’est pourquoi, au-delà de cet aspect conceptuel, on observe que la Gemeinschaft est conçue comme une forme tout à la fois plus ancienne, plus durable, plus petite, plus vraie, plus vivante et plus positive que la Gesellschaft, qui apparaît comme une forme plus récente, plus temporaire, plus étendue, plus artificielle, plus mécanique et plus négative – la société naissant d’un manque de communauté. Le caractère éminemment positif de la « commune » chez P. Blickle est parfaitement congruent avec la valorisation de la Gemeinschaft chez Tönnies.

         La seconde dichotomie est celle de Genossenschaft/Herrschaft de l’historien du droit Otto (von) Gierke, l’autre grande figure allemande (à côté de Tönnies) de la valorisation théorique (ici dans la tradition de l’École historique du droit fondée par Karl von Savigny, destinée à reconstituer l’esprit fondamental du droit allemand) du système coopératif[117], également fondée sur une vision romantique de l’histoire, mais ici colorée de nationalisme. La Genossenschaft (« association », voire « communauté ») est en effet censée représenter le mode germanique de fonctionnement social (souvent caractérisés comme « horizontal »)[118], par opposition à la Herrschaft (« domination », « seigneurie ») que Gierke voit fondée sur le droit romain. Il interprète alors l’histoire occidentale en fonction de l’opposition des deux principes, en une succession de phases de domination de l’une ou l’autre (l’association germanique jusqu’en 800, la domination seigneuriale entre 800 et 1200, l’association communautaire entre 1200 et 1525, la domination monarchique entre 1525 et 1800).

         De fait, l’un des principaux fils rouges, on l’a vu, est la dichotomie Gemeinde vs. Herrschaft, traduit métaphoriquement en horizontal vs. vertical. Cette opposition peut même être étendue à celle du communal vs. Gesellschaft und Herrschaft (t. 2, p. 26). Et de même, comme le Gemeiner Mann est un « travailleur », cela débouche logiquement sur la dichotomie Arbeit, ja – Herrschaft, nein (p. 76).

 

Par ailleurs, l’historien Otto Brunner joue un rôle important dans le 1er tome, en raison de son peu d’intérêt pour la notion de Feudalismus dans son étude des rapports de domination et surtout pour son rôle joué en Allemagne dans la valorisation de la Haus (‘ganzes Haus’)[119]. P. Blickle souligne toutefois que Brunner n’accorde guère de place à la régulation des rapports entre Häuser (notamment dans la régulation des conflits, Brunner reliant la paix exclusivement à la famille et à l’État) : ce qui est en jeu, ce sont tout simplement les rapports entre Haus et Gemeinde, Brunner appartenant aux historiens qui ont conçu la Haus comme le pôle absolu et autarcique de la société paysanne. Le second tome est en revanche beaucoup plus discret sur Brunner, à la fois pour ces raisons et parce que P. Blickle a compris grâce à Gadi Algazi les enjeux idéologiques de la conception verticale de l’ordre social.

 

La démarche de P. Blickle repose aussi sur des distanciations, notamment vis-à-vis de Weber et de Marx, auxquels il reproche la dissociation ville-village et la focalisation sur les modes de domination. Diverses notions d’origine wébérienne se retrouvent chez lui, mais il est possible qu’il les ait adoptées avec « l’eau du bain ». Inversement, les critères institutionnels retenus par P. Blickle pour identifier les communes correspondent très largement à l’idéal-type wébérien de la ville occidentale, à ceci près que Weber fait de l’autocéphalie un critère-clé, qui ne se rencontre dans les communes rurales, selon P. Blickle, qu’en Suisse et en Scandinavie. Il en va aussi de même avec le volontarisme que P. Blickle met à la base de la commune, tout comme Weber, qui y voit en outre le point de rupture entre la légitimation traditionnelle du pouvoir seigneurial et la légitimation rationnelle du pouvoir moderne. L’opposition entre Gemeinde et Herrschaft se nourrit ainsi aussi de Weber[120].

         En revanche, on l’a vu à plusieurs reprises, la distanciation vis-à-vis du marxisme est plus vive. Le communalisme s’est en effet vu attribuer pour tâche de dépasser le féodalisme. Toutefois, on observe là encore une inflexion entre le premier et le second tome : la critique est plus vive et récurrente dans le premier que dans le second, et l’on peut même dire que la concurrence a disparu dans le second, où « féodalisme » a presque entièrement disparu. Il y a plusieurs manières d’expliquer ceci : 1) un enjeu théorique plus important dans le tome modélisateur ; 2) un enjeu académique dans le tome le plus allemand, d’autant que l’une des principales synthèses sur les Gemeinden est due à une historienne d’inspiration marxiste, Heide Wunder (la seule envers laquelle il développe une critique personnelle) ; 3) un enjeu historiographique ayant disparu avec le temps et l’annihilation de toute pertinence d’un débat avec ce qui paraît être un héritage de la DDR : se confronter avec le « féodalisme » ne présenterait plus aucun intérêt.

 

III.– Déconstruction

Que penser de cet ouvrage ? Le premier volume est souvent un peu irritant, d’une part en raison de son caractère dogmatique concernant la notion de féodalisme (une problématique qui a presque complètement disparu du second tome, je l’ai dit), d’autre part en raison de certaines libertés prises par rapport au « métier d’historien » : dans certains cas en effet, on observe une certaine tendance à écarter tout ce qui gêne sa démonstration, par exemple dans le cas de la conjuratio[121] ou du bonum commune[122], ou encore (cette fois dans le second tome) à propos de la typologie des villes françaises[123]. Ailleurs on observe la transformation subreptice d’hypothèses qui vont dans son sens en certitudes : des situations floues, marquées par des « peut-être » ou des « on soupçonne que » deviennent des affirmations finales catégoriques[124]. Dernier point : le recours à des arguments d’autorité, sous la forme : « le meilleur spécialiste de… » a dit que, ce qui dispense de toute explication et de tout commentaire…

         Le second tome souffre moins de ces travers, mais inversement il est fort discutable du point de vue historiographique. Autant sur l’Italie, la France, l’Allemagne et la Suisse, sa bibliographie est acceptable (même si la notion d’« encellulement » n’apparaît jamais – ce qui est évidemment gênant puisqu’elle constitue d’une certaine manière la théorie inverse du communalisme et aurait donc dû être discutée), autant P. Blickle est très faible sur l’Espagne et sur l’Angleterre. Il réduit (apparemment pour des raisons de langue) l’examen du cas espagnol à celui de la liberación (processus qui voit entre le milieu du XIVe et le début du XVIIIe siècle la transformation de milliers de villages en villes, après avoir détaché ces villages des villes dont ils dépendaient directement), et les fueros ne sont même pas évoqués. Quant au cas anglais, c’est à la fois sa position institutionnaliste et ses choix historiographiques qui le conduisent à adopter une théorie ancienne.

 

Surtout, plus important quant à la validité du modèle, il s’agit d’un modèle fondamentalementstatique, au mieux mécaniste, mais en aucun cas dynamique. Ceci correspond clairement à la philosophie de l’histoire de P. Blickle, dont il énonce l’axiome de base au tout début de son livre : les premiers mots sont en effet « L’objet de la science historique est la reconstruction du passé [humain] »[125]. On voit tout ce qui sépare P. Blickle d’un Marc Bloch qui définit l’histoire comme la science du changement, la reconstruction du passé n’étant dès lors qu’une étape du raisonnement. Le problème de P. Blickle n’est ainsi pas de montrer comment ce modèle se forme, ou se transforme, mais comment il fonctionne. C’est ce qui donne au modèle de P. Blickle sa coloration institutionnelle très forte, tandis que le renoncement à expliquer le changement le conduit à piocher ses exemples dans des périodes très différentes, du XIIIe au XVIIIe siècle. La disparition fréquente du communalisme au XVIIIe siècle est également expliquée de manière purement exogène, par la pression de l’État.

         De la même manière, l’apparition du communalisme est ramenée à des facteurs purement exogènes et antérieurs : j’ai ainsi déjà signalé la séquence purement temporelle (dissolution des villications puis apparition de la maison comme unité de production). La commune est également considérée comme un phénomène de concrétion naturelle engendré par la Verdorfung (« villagisation », p. 45), notion qu’il a semble-t-il trouvée chez R. Sablonier (p. 9) : ce processus engendre en effet d’une part « de nouveaux besoins de sécurité et d’organisation », qui imposent une réglementation communale, et d’autre part un voisinage (Nachbarschaft) qui se transforme en commune lorsque les conditions politiques s’y prêtent (p. 48 ; ce voisinage est défini plus loin comme une forme, antérieure à la commune, de socialisation de plus faible densité, de plus grande émotionalité et de plus grande labilité (t. 2, p. 133), notamment réalisée par la Haus (t. 2, p. 134).

         P. Blickle a donc ce qu’on pourrait caractériser comme une représentation simpliste du changement. Il peut d’autant moins expliquer l’évolution de son modèle autrement qu’avec des facteurs externes qu’il ne procède à aucune analyse sociographique de la communauté : que la communauté puisse servir à certains à dominer les autres, selon le modèle de C. Wickham, n’apparaît à aucun moment : on a plutôt l’impression d’une relation enchantée, fondée sur la complémentarité, comme dans le cas des Selden et Höfe qu’il présente comme un système général (en tout cas non localisé ni daté) : les Selden sont les petites exploitations des artisans villageois, qui fournissent les objets nécessaires au travail agricole de laboureurs et représentaient la réserve de main-d’œuvre pour les périodes de pointe de la fenaison et des moissons ; inversement, les Höfe sont des exploitations agricoles complètes, tenues par des gros laboureurs, qui labouraient et hersaient les quelques champs des artisans en question (p. 44)…

         Ceci correspond évidemment à une approche purement institutionnelle de la commune, ou encore à une approche politique à la Montesquieu, c’est-à-dire centrée sur le politique : je l’ai déjà signalé à plusieurs reprises, la commune est une « forme politique », un « corps politique », le « lieu du pouvoir politique légitime », etc. La commune n’est ainsi guère conçue comme un organisme social. Par ailleurs, la domination massive du schéma Gemeinde/Herrschaft conduit à concevoir nécessairement ce qui relève de la domination (Herrschaft) comme extérieur à la Gemeinde. D’ailleurs, de manière réciproque, tout ce qui concerne la commune mais n’est pas d’origine seigneuriale est considérée comme étant d’origine communale : P. Blickle déduit du fait que les amendes de moins de 1 fl. vont à l’Ammann (sorte de maire) alors que celles de plus de 1 fl. vont au seigneur qu’il existe « un domaine de juridiction communale correspondant », alors qu’évidemment rien ne dit que les amendes de moins de 1 fl. concernent spécifiquement la vie communale… (p. 31). Sa volonté de trouver du communal partout dans les villes et villages l’amène d’ailleurs à assimiler le collectif et le communal : d’un devoir qui est imposé à tous (sous la forme discursive « à chacun ») est transformée en devoir commun (p. 33).

 

Je soulignerai encore deux dernières faiblesses dans son argumentation. D’une part, la prise en compte du caractère spatial est assez maigre, malgré la mention du « lieu » (ort) dans la définition de l’avant-propos (cf. supra) et bien que le cas scandinave contraigne à rejeter l’aspect concentré de l’habitat présent dans la définition. Il signale certes l’opposition (courante depuis K.S. Bader) entre « personnel » et « territorial » (t. 2, p. 75), mais ne va pas plus loin. J’ai en outre déjà signalé le sens très restreint qu’il donne à Nachbarschaft (« voisinage », conçu comme une simple proximité), et lorsqu’il envisage la terminologie, il met vecino et vicino dans la catégorie des termes ständisch, c’est-à-dire désignant des « états » dans une société d’ordres (t. 2, p. 128) ; bien qu’il dote la Gemeinde d’un caractère territorial ou local à partir du voisinage (t. 2, p. 133), il ne cherche jamais à intégrer pleinement la dimension du rapport commun à l’espace à son modèle. La dimension spatiale n’intervient donc que de manière sporadique, par exemple lorsqu’il envisage le cas des bourgeois « par rapport à leur lieu d’habitation » (in Bezug auf den Wohnort, t. 2, p. 126, 130).

         On ne trouve par ailleurs chez P. Blickle aucune référence au christianisme, ce qui est sans doute lié au fait que les valeurs communales sont censées être produites par les membres de la commune… Pourtant, la définition de la commune comme corps politique constitué par les assemblées communales me semble puiser directement au modèle de l’ecclesia comme corps mystique constitué lors de la messe, par la communion ; et comme il évacue d’un revers de main le rôle particulier éventuel du serment mutuel dans la constitution des communes urbaines, il réactive implicitement l’ancienne opposition cléricale faite entre communio et coniuratio

 

En dépit des critiques qui viennent d’être formulées, l’ouvrage reste pour nous un point de repère important : en premier lieu, il s’agit d’une tentative globale pour traiter un phénomène à l’échelle de l’Occident. Que la tentative ait, sans doute, échoué ne paraît pas tenir à la démarche globale elle-même, mais aux modalités de sa réalisation. En particulier, bien que soient évoqués de-ci de-là des discussions dans le cadre de séminaires, il est peu probable qu’une approche globale soit possible du fait d’un homme seul. Par voie de conséquence, il me semble qu’un groupement international de chercheurs est sans doute plus à même de réaliser cette entreprise globale.

         Outre son approche globale du point de vue spatial, l’ouvrage se distingue également par l’entreprise menée avec beaucoup de conséquence (sauf pour l’Espagne) de non-dissociation a priori entre ville et village, bien qu’elle ait été surtout fondée du point de vue institutionnel, et secondairement (principalement de manière péremptoire) du point de vue productif. Ceci conduit notamment à relativiser la place du serment mutuel dans le phénomène communal, ce qui va notamment à l’encontre d’une tendance historiographique forte en Allemagne. Ce refus de l’opposition entre villes et villages est que l’une des dimensions essentielles de l’approche communaliste.

         L’ouvrage insiste également sur le lien entre la formation de la commune et la transformation des rapports de production, en particulier du point de vue de leur organisation spatiale. Toutefois, la forme et la nature de cette transformation, ainsi que la dimension spatiale de l’identité communale restent largement dans l’ombre : en définitive, le caractère spatial des communautés est reconnu (dès la définition liminaire), mais laissé de côté faute d’une réflexion sur la nature sociale de l’espace.

         De même, le communalisme est présenté comme correspondant à une société dont l’organisation parentale se réalise au niveau de la Haus (où elle est mêlée à d’autres formes d’organisation sociale), à l’inverse de l’organisation parentale sous la forme de la Sippe qui est dite avoir précédé. Le communalisme est donc conçu comme corollaire d’une transformation des rapports de parenté. Mais la manière dont on est passé d’une organisation parentale à l’autre et notamment les liens avec la spatialisation du social restent parfaitement inconnus.

         Bref, l’ouvrage de P. Blickle me semble apparaître comme le signe de ce que notre objet a un sens à l’échelle occidentale et comme une invitation à poursuivre résolument au moins dans les directions signalées en introduction (rapport de production, parenté, spatialité…).

 


Observations finales

 

Joseph Morsel

 

Le résultat des discussions de Xanten ne se limite pas au seul constat qui vient d’être fait à propos de l’ouvrage de P. Blickle, à savoir que notre objet a un sens à l’échelle occidentale et qu’il est une invitation à poursuivre résolument au moins dans les directions signalées en introduction (rapport de production, parenté, spatialité. Les débats ont en effet montré, explicitement ou implicitement, les problèmes que nous avons à surmonter. Je me contenterai d’en souligner quelques traits.

 

I.– Le poids des traditions historiographiques nationales

Dans chaque pays, on travaille de manière différente (ce qui en soi n’était pas inévitable), et il n’est pas sûr que cela soit dû seulement à la nature des sources (sources manoriales anglaises, notariales italiennes, fueros espagnols et chartes de franchises françaises, Weistümer allemands, poids des archives royales en France et en Espagne, etc.). Cela correspond surtout à de longues traditions historiographiques, orientées initialement vers la quête mythique des origines des sociétés contemporaines, sous l’angle de chacun des romans nationaux – des traditions historiographiques dont il est difficile de s’abstraire même lorsqu’on en est conscient.

         Le chemin de l’objectivation de ces mythologies est loin d’être accompli, c’est-à-dire que les traits spécifiques (c’est-à-dire fondamentalement nos cages mentales) sont encore loin d’être tous reconnus et critiqués : la plupart d’entre nous ont surtout insisté sur ce qui a été fait dans leur propre pays – mais a assez peu déconstruit les tenants et les aboutissants des orientations historiographiques majeures. Ces traditions historiographiques pèsent d’autant plus lourd sur nous qu’il est parfois très difficile de s’en dégager, même lorsqu’on en a conscience, parce qu’elles informent tous les travaux historiques qui ont été faits jusqu’alors et sur lesquels nous tendons à nous appuyer. C’est ainsi le cas de la coupure ville/village, qui a engendré deux historiographies distinctes (histoire rurale vs. histoire urbaine) dont la réarticulation est presque vaine : faut-il tout recommencer à zéro ? C’est possible – en tout cas, cela ne doit pas être rejeté d’emblée.

         Je signalerai en outre l’existence d’un ancêtre fantôme, qui a joué un rôle déterminant dans les approches du phénomène communautaire mais dont la marque explicite est aujourd’hui bien pâle – ce qui s’oppose donc à la déconstruction de son héritage : il s’agit de Gierke, qui joue non seulement un rôle important en Allemagne, mais aussi vit encore en Espagne à travers Sanchez Albornoz, en Italie à travers l’historiographie juridiste, etc. C’est notamment de lui que semble provenir l’opposition systématique entre la domination verticale et l’association horizontale, dont Chris Wickham a montré qu’elle pouvait être beaucoup plus nuancée.

 

II.– Le problème du sens des observations

Les problèmes spécifiques que nous avons rencontrés et qui se sont traduits par des discussions et désaccords portent principalement sur le sens des mots, sur le sens des formes sociales et sur le sens des échelles d’analyse.

 

Du point de vue des mots, les problèmes se posent à trois niveaux : d’une part, il s’agit du problème du sens des termes présents dans les documents que nous utilisons (p. ex. solar, vicini, bauer, etc.) et que nous tendons à transformer en réalités substantielles alors qu’il s’agit toujours de formalisations de rapports sociaux… D’autre part, il s’agit du problème des mots-outils propres à telle ou telle historiographie (communidad de aldeia espagnole, quasi-città italienne, Minderstadt allemande, vill anglais ou village français, mais aussi la communauté des archéologues distincte de la communauté des historiens, etc.), sans parler de tous les mots connexes comme paysan, artisan, etc., qui contribuent d’emblée à infléchir notre perception et notre reconstitution des fonctionnements sociaux.

         Enfin et corollairement, il s’agit de l’opportunité ou non de se doter d’un terme spécifique, qui fasse apparaître la nature sociale (et pas seulement institutionnelle) différente des formes d’organisation postérieures au XIe siècle, sans pour autant réifier la différence en question. Ce terme devrait donc être étranger au vocabulaire courant des sources, qui accuse en outre une inertie qui induit toutes les confusions possibles, de même que devraient être évités les termes d’usage postérieur. « Commune », Gemeinde, etc. devraient ainsi probablement être absolument évités.

 

Se posent également des problèmes d’interprétation sociale, et ce à deux niveaux. D’une part, les débats ont clairement montré que nous sommes incapables d’interpréter de manière homogène des phénomènes sociaux dont nous admettons la description. C’est notamment le cas à propos de la force de la parenté : les cas de la Fontanabuona et des villes de Castille et León ont montré que les rapports de parenté peuvent être instrumentalisés à des fins de domination sociale – est-ce le signe de son importance sociale, ou n’est-ce pas plutôt le signe de ce qu’elle n’est plus primo-structurante ? Lorsqu’en Angleterre, la protection offerte par les parents est remplacée par celle de la justice, est-ce le signe d’un déclin de la solidarité parentale, ou n’est-ce qu’un changement fonctionnel de la parentèle ? En l’occurrence, il s’agit de comprendre ce que veut dire une expression abstraite comme « la force des rapports de parenté », ce qui est loin d’être simple. Les divergences d’interprétation ne se placent pas ici entre les diverses historiographies nationales, mais en leur sein : le problème est tout simplement celui d’une approche abstraite des rapports sociaux face à la mesure empirique des pratiques sociales. Il s’agit donc de définir sur quel plan nous devons tenter d’appréhender la formation des communautés d’habitants : au niveau des pratiques, ou au niveau de l’articulation des rapports sociaux.

         D’autre part, il s’agit de parvenir à articuler les discours sociaux et la structuration sociale. Ainsi, le problème du caractère fictivement homogène des communautés a été abordé à diverses reprises : s’agit-il d’un effet de discours d’origine seigneurial, ou alors communautaire, fournissant une image lisse (comme celle produite par le syntagme allemand arm und reich) parce que soit le seigneur, soit la communauté a intérêt à effacer les différences sociales internes, ou encore à définir un critère commun permettant de circonscrire un nombre restreint de bénéficiaires responsables ? S’agit-il du résultat d’une confrontation entre pouvoir seigneurial et membres de la communauté, qui tend à styliser les formes d’appartenance sociale ? S’agit-il de nos propres procédures, à partir de nos propres représentations contemporaines de la communauté ? Que faisons-nous des habitants sans terres dans les villages, ceux qui n’ont pas de solares en Espagne, de Höfe en Allemagne, etc. ? Que faisons-nous des juifs, exclus des institutions communales et pourtant désignés comme concives dans de nombreuses villes allemandes ? Tous ces gens sont exclus de la commune/Gemeinde au sens institutionnel, mais devons-nous les inclure dans la communauté ? On aurait ainsi clairement affaire à une hétérogénéité sociale beaucoup plus grande que la simple gradation sociale sur laquelle les formules arm und reich ou ‘le fort portant le faible’ attirent l’attention au moment même où elles affirment leur dépassement…

Se posent enfin des problèmes de choix d’échelle spatiale. La multiplicité des échelles à l’œuvre dans les pratiques spatiales communautaires est clairement apparue dans le cas de Thoury (où les pratiques communautaires se déroulent soit au niveau du hameau, soit de la paroisse, soit d’un groupe de paroisses), ce qui pose la question de l’existence soit d’un espace communautaire hétérogène et perméable, soit d’une multiplicité d’espaces communs formant un espace communautaire unique et cohérent mais multidimensionnel, et surtout du poids des échelles adoptées par l’historien dans l’évaluation de l’existence ou non d’un espace communautaire.

         Dans tous les cas, il s’est avéré que la dimension spatiale des communautés et les pratiques spatiales y afférentes (pratiques collectives, ou communautaires, ou communales dans le finage [parcours, entretien des clôtures, etc.], existence d’espaces « publics » [allant jusqu’au cimetière], délimitations, ségrégations, désignations, modes d’identification, etc.) ont été jusqu’à présent insuffisamment étudiées, au profit d’approches principalement institutionnelles. Dès lors, le problème de l’échelle d’analyse ne se posait pour ainsi dire pas…

 

III.– Quelques impératifs méthodologiques

De cet ensemble de problèmes, je me permets de déduire quelques impératifs méthodologiques qui me semblent se poser à nous pour la suite des opérations. Nous sommes tous d’accord sur le principe d’un travail interdisciplinaire, intégrant tant des archéologues que des ethnologues ou sociologues. Mais pour dépasser tant les pièges des traditions historiographiques étroitement nationales que les pièges des traditions disciplinaires, il me semble nécessaire de nous doter d’une notion commune, qui d’une part relègue au second plan la distinction canonique entre ville et village et d’autre part souligne la différence par rapport à l’organisation sociale de l’époque antérieure, celle de ce que certains nomment la peasant society, spatialisée autrement (agri ‘à la mâconnaise’, communautés de vallées pyrénéennes, etc.), structurée par des liens de parenté sans doute plus prégnants et adaptée à une relative stagnation matérielle. Jusqu’à ce que nous l’ayons fait collectivement, on pourra utiliser en ce sens le syntagme « communauté d’habitants médiévale ».

         Il me semble également nécessaire de ne pas nous focaliser sur l’étude d’éléments qui paraissent constituer les communautés d’habitants médiévales (maisons ou feux, exploitations, communaux, paroisses ou cimetières, bornes, etc.), sans quoi nous nous noierons dans l’infinie variété des situations locales et parce que considérer qu’une communauté d’habitants est une combinaison de paysans ou artisans, lieux, communaux, cimetières, etc. ne peut que nous amener à une approche formaliste en même temps que substantialiste et institutionnelle. Inversement, il me semble qu’il faudrait plutôt se centrer sur la communauté d’habitants en tant que combinaison de rapports sociaux, dont nous sommes loin encore de connaître la liste complète – et a fortiori de comprendre chacun d’eux. Ce serait donc principalement sur des modes d’articulation de rapports sociaux particuliers qu’il nous faudrait travailler, par exemple les appartenances sociales multiples et les conflits qui en résultent ; l’articulation entre les rapports de parenté et les autres rapports sociaux au sein des communautés d’habitants ; l’appropriation des ressources du territoire concerné (en examinant soigneusement la signification sociale de l’élevage, qui est apparu à plusieurs reprises doté d’une place qui dépasse sa finalité matérielle).

 

Pour ce faire, plusieurs approches possibles ont été proposées : l’étude de situations intermédiaires et/ou de transition (p. ex. d’agglomérations à la limite entre le village et la ville) ; l’étude de situations dynamiques, c’est-à-dire de la communauté en action, que ce soit pour l’appropriation au sens large des ressources de son territoire, ou alors dans le cadre de conflits avec d’autres forces sociales ; l’étude de combinaisons locales de relations sociales, soit en reconstituant de manière micro-historique des ensembles locaux de relations sociales (dont les relations communautaires ne sont qu’une partie), soit en examinant les conflits engendrés par l’appartenance en même temps de chacun à plusieurs relations sociales ; l’étude du phénomène même d’« habiter », que ce soit de manière sémantique, archéologique, du point de vue de l’octroi de chartes de franchises ou de fueros, de l’organisation des foyers, du voisinage, de l’identité spatiale, de l’organisation de la production, de l’articulation aux autres rapports sociaux, etc.

 

C’est précisément sur ce rapport social central, qui n’a jusqu’à présent jamais été envisagé en tant que tel et dont la connaissance constitue un impératif absolu pour notre propos, que portera la prochaine rencontre du groupe de travail sur la formation des communautés d’habitants médiévales, à l’automne 2005.



* Un certain nombre des observations qui suivent ont été reprises, réorganisées et amplifiées lors d’une présentation du thème de recherche en question, faite sous le titre « Les logiques communautaires entre logiques spatiales et logiques catégorielles (XIIe-XVe siècles » à São Paulo dans le cadre de la rencontre Le Moyen Âge vu d’ailleurs, II (27-31 octobre 2003), organisée par le CEM (Auxerre).

[1]. Trad. française : Communautés et clientèles en Toscane au XIIe siècle. Les origines de la commune rurale dans la région de Lucques, Rennes, Association d’Histoire des Sociétés Rurales, 2001. L’ouvrage est présenté plus en détail par Emmanuel Huertas, infra.

[2]. P. Michaud-Quantin, Universitas. Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen Âge latin, Paris, Vrin, 1970.

[3]. Cf. à propos de la note suivante.

[4]. L. Assier Andrieu, « La communauté villageoise. Objet historique. Enjeu théorique », Ethnologie française, 1986 (p. 351-360), p. 359, n. 1.

[5]. Trad. française : R. Hilton, Les mouvements paysans au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 1979.

[6]. A. Guerreau, Le féodalisme. Un horizon théorique, p. 86.

[7]. F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, Berlin, 1887. Cf. John W. Cole, « Anthropology comes Part-Way Home : Community Studies in Europe », Annual Review of Anthropology, 1977, p. 349-358.

[8]. Il faut ici rappeler l’un des principes-clés de toute science sociale, à savoir le principe de non-conscience des faits sociaux, qui impose une distanciation face à tout ce que les objets étudiés sont censés être, dire ou faire. ‘Non-conscience’ ne signifie en aucun cas ‘inconscient’ : l’inconscient est une donnée propre à chaque être humain, chacun a son inconscient, tandis que ce à quoi renvoie la ‘non-conscience’ est l’existence de faits qui échappent à la conscience individuelle – et donc aussi à ceux qui se concentreraient sur le conscient ou l’inconscient d’un individu –, mais qui cependant présentent une régularité telle qu’ils constituent un phénomène collectif et donc social. Le ‘non-conscient’ échappe ainsi à chacun – et ce sont justement les principes selon lequel d’une part les sociétés reposent sur des logiques sociales rationnelles et connaissables et d’autre part la contradiction entre le fait que les hommes agissent socialement sans maîtriser consciemment (c’est-à-dire analyser, identifier et instrumentaliser) la logique sociale globale et le le fait qu’ils croient cependant connaître les raisons et conditions de leurs actes (et donc ont l’illusion de la transparence des hommes et de leurs actes) qui rend indispensables les sciences sociales. Il s’agit là d’un principe auquel l’historien ne peut en aucun cas se soustraire si l’on veut que l’histoire soit effectivement une science sociale (et non pas une préoccupation d’antiquaire). Ce principe constitue le socle sur lequel s’est précisément épanoui la sociologie : Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques, (2e éd.) Paris/La Haye, Mouton, 1973 p. 29-34, le soulignent fortement tout en renvoyant aux pères fondateurs des sciences sociales Marx, Weber, Durkheim, Simiand, Lévi-Strauss et autres – non pas par amour du syncrétisme mais justement parce que les écarts entre les diverses théories du monde social passent au second plan dès lors qu’on réfléchit sur les conditions rationnelles de la connaissance scientifique du monde social…

[9]. Les deux moments-clés de cette « inter-personnalisation » des rapports curé/paroissien sont le baptême (qui élimine la parenté charnelle et fait du curé l’intermédiaire entre le baptisé et ses parents spirituels) et la confession (qui focalise le paroissien sur son curé et impose à celui-ci le secret, donc un rapport exclusif). Que l’élection de sépulture ne bénéficie pas d’une telle focalisation impérative (quoiqu’elle soit tendancielle) alors que pourtant le cimetière fasse souvent partie de la définition de la paroisse me semble (sans autre forme d’analyse) renvoyer d’une part à la fonctionnalité sociale de la paroisse, à savoir la focalisation concrète et quotidienne des acteurs sociaux – c’est-à-dire des vivants –, d’autre part au fait que la prière pour les morts est alors conçue de manière globale et donc que le cimetière n’est pas alors un lieu de culte ou en tout cas de commémoration des morts individuels.

[10]. Rappelons qu’un « finage » renvoie clairement à un espace délimité (fines), tandis que les actes de fondation des paroisses se contentent le plus souvent de stipuler l’église et les droits et devoirs du curés – les seuls cas de délimitation précise correspondant à l’attribution du droit de présentation sur le nouveau bénéfice à un autre patron laïque que celui de la paroisse d’origine (on est dans ce cas-là en dehors du principe habituel d’engendrement spirituel des paroisses, qui devient alors un principe de démembrement d’une paroisse antérieure : mais on voit bien que c’est cette prise en compte d’autres logiques sociales (en l’occurrence la fondation avant tout d’un droit de présentation) qui introduit l’écart avec la définition centrée de la paroisse. À l’inverse, un simple comptage des sceaux lisibles (et en laissant de côté les contre-sceaux) de villes françaises (au sens actuel !) répertoriés entre la fin du XIIe s. et 1500 par Brigitte Bedos (éd)., Corpus des sceaux français du Moyen Âge, t. 1 : Les sceaux des villes, Paris, Archives Nationales, 1980 fait apparaître que ca. 25 % représentent un élément de démarcation face à l’extérieur (enceinte, porte fortifiée, tour, etc., à quoi on peut peut-être ajouter quelques représentations de clefs), 20 % un écu armorié, 13 % des saints, la Vierge ou l’agneau pascal, etc. ; mais on ne rencontre qu’un seul beffroi et 3 ou 4 hôtels de ville (ca. 0,5 %).

[11]. Cf. plus loin ma présentation de son ouvrage Kommunalismus. Skizzen einer gesellschaftlichen Organisationsform, 2000.

[12]. Cf. notamment « La chevalerie carolingienne : prélude au XIe siècle », dans : Régine Le Jan (dir.), La royauté et les élites dans l’Europe carolingienne (du début du IXe aux environs de 920), Villeneuve-d’Ascq, Université Lille 3, 1998, p. 159-175.

[13]. Pour reprendre les mots de Ludolf Kuchenbuch, Die Neuwerker Bauern und ihre Nachbarn im 14. Jahrhundert, (ms. Habilitationsschrift) T.U. Berlin, 1983, p. 78, la communauté d’habitants constitue une « structure symbiotique ».

[14]. La bibliographie sur le sens social de l’organisation spatiale reste largement méconnue des historiens (médiévistes). Les premières tentatives paraissent remonter à Claude Lévi-Strauss et à sa célèbre analyse structurale du village (sic) bororo : Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 248-277, puis Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, p. 133-180. Du point de vue de l’articulation des représentations et des pratiques, Edward T. Hall, The Hidden Dimension (1966), trad. fr. La dimension cachée, Paris, Seuil, 1971, souligne le caractère socioculturel du sens de la distance ou de la proximité spatiales, et l’on trouvera également un exemple d’analyse structurale de l’espace domestique (la maison kabyle) chez Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Paris/Genève, Droz, 1972, p. 45-59, 64-69. Plus théorique et remarquablement stimulant : Henri Lefebvre, La production de l’espace Paris, Anthropos, 1974, qui contraint à relativiser toutes nos évidences spatiales, qui ne sont que celles du sens commun (en revanche, sa profonde méconnaissance des sociétés antiques, médiévales et modernes rend ses explications historiques de la production de l’espace peu utilisables). À la suite de Gilles Ritchot et D. Feltz (éd.), Forme urbaine et pratique sociale, Louvain/Montréal, CIACO/Préambule, 1985, Gaëtan Desmarais, « Projection ou émergence : la structuration géographique de l’établissement bororo », Recherches sémiotiques/Semiotic Inquiry, 12 (1992), p. 189-215, tente de proposer (à partir des observations de Lévi-Strauss) une alternative à l’idée largement dominante de l’espace-étendue simplement mis en forme par le social, qu’il met en pratique à travers l’examen historique de La morphogenèse de Paris. Des origines à la Révolution, Paris/Québec, L’Harmattan/CÉLAT, 1995. Du côté des géographes, cf. les travaux rassemblés par Jacques Lévy et Michel Lussault (éd.), Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Paris, Belin, 2000. Face à cela, on mesurera la portée (!?) d’une affirmation comme « Le territoire de la ville, en général, se qualifie aisément comme espace social, parce que créé par l’enceinte bâtie qui le limite matériellement » (Simone Roux, « Bornes et limites dans Paris à la fin du Moyen Âge », Médiévales, 28 (1995), p. 129) : l’espace social n’apparaît implicitement ici que comme le résultat d’une procédure de découpage humain (sous-entendu : artificiel) de l’espace (sous-entendu : naturel)… L’approche « naïve » de l’espace se rencontre encore bien souvent dans les travaux de médiévistes qui se sont multipliés depuis les années 1990 sur « les représentations de l’espace », comme Espaces du Moyen Âge (= Médiévales, 18), 1990 ; Guy P. Marchal (dir.), Grenzen und Raumvorstellungen (11.-20. Jh.) – Frontières et conceptions de l’espace (11e-20e s.), Zurich, Chronos, 1996 ; J.A. Aertsen, Andreas Speer (dir.), Raum und Raumvorstellungen im Mittelalter, Berlin/New York, Walter de Gruyter (Miscellanea Mediaevalia, 25), 1998 ; Peter Moraw (dir.), Raumerfassung und Raumbewußtsein im späteren Mittelalter, Stuttgart, Thorbecke (Vorträge und Forschungen, 49), 2002 ; Uomo e spazio nell’alto medioevo, Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo (Settimane di studio, 50), 2003, etc. Comme on le voit, il s’agit uniquement de travaux collectifs, c’est-à-dire kaléidoscopiques, et qui se préoccupent peu de l’articulation des diverses représentation entre elles, entre les représentations et les pratiques sociales de l’espace (notamment via les travaux des archéologues, unanimement négligés) et entre les représentations et la logique sociale globale. On signalera à l’inverse les réflexions de José Angel  García de Cortázar, Organización social del espacio en la España medieval. La Corona de Castilla en los siglos VIII a XV, Barcelone, Ariel, 1985 ; Del Cantabrico al Duero. Trece estudios sobre organización social del espacio en los s. VIII a XV, Universidad de Cantabria, Parlamento de Cantabria, 1999 ; et celles d’Alain Guerreau, « Le champ sémantique de l’espace dans la vita de saint Maïeul (Cluny, début du XIe siècle) », Journal des savants, 1997, p. 363-419 ; « Quelques caractères spécifiques de l’espace féodal européen », in Neithard Bulst, Robert Descimon, Alain Guerreau (dir.), L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Paris, MSH, 1996, p. 85-101 ; et « Il significato dei luoghi nell’Occidente medievale : struttura e dinamica di uno ‘spazio’ specifico », in Enrico Castelnuovo, G. Sergi (dir.), Arti e storia nel Medioevo, I : Tempi Spazi Istituzioni, Torino, Einaudi, 2002, p. 201-239 – réflexions dont l’auteur assume le caractère abstrait et schématique, destiné à construire un cadre intellectuel préalable à tout examen affiné des représentations et pratiques spatiales.

[15]. Le thème de la spatialisation du social doit beaucoup aux réflexions développées depuis une quinzaine d’années, par écrit ou dans le cadre de débats, par Anita Guerreau-Jalabert (cf. notamment le thème de l’enracinement spatial de l’aristocratie, traité à travers la notion de « topolignée » : « El sistema de parentesco medieval : sus formas (real/espiritual) y su dependencia con respecto a la organización del espacio », in Reyna Pastor (dir.), Relaciones de poder, de producción y parentesco en la Edad Media y Moderna. Aproximación a su estudio, Madrid, CSIC, 1990, p. 99-100) et Alain Guerreau, d’une part, et par García de Cortázar d’autre part.

[16].Guerreau-Jalabert, « La parenté dans l’Europe médiévale et moderne : à propos d’une synthèse récente », L’Homme, 110 (1989), p. 82, et « Parentesco… », p. 99-100 ; Bernard Derouet, « Territoire et parenté. Pour une mise en perspective de la communauté rurale et des formes de reproduction familiale », Annales - Histoire, Sciences Sociales 50 (1995), p. 684-685.

[17]. Cf. d’une manière générale le bilan historiographique d’Anita Guerreau-Jalabert, Régine Le Jan et J. Morsel, « De l’histoire de la famille à l’anthropologie de la parenté », dans : Otto Gerhard Oexle, Jean-Claude Schmitt (dir.), Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 433-446.

[18]. Les travaux de Julien Demade sur les « corvées » post-carolingiennes (cf. notamment Ponction féodale et société rurale en Allemagne du Sud (XIe-XVe siècles). Essai sur la fonction des transactions monétaires dans les économies non capitalistes, ms. doctorat, Strasbourg, 2004) font clairement apparaître combien la soumission du dépendant à son maître se traduit par un encadrement extrêmement rigide des rapports à l’espace, sous la forme de déplacements obligatoires très pesants qui soumettent complètement les pratiques spatiales des dépendants à leur focalisation sur la curia domaniale. Dans le système seigneurial qui s’impose en même temps que les communautés d’habitants, le rapport à l’espace est très différent : la quasi-disparition de la réserve et des corvées recentre les pratiques spatiales sur le finage, où elles sont soumises à la fois à la dimension « symbiotique » évoquée plus haut et à la dispersion des parcelles dans le finage – si bien que la circulation des hommes devient une dimension-clé de l’appartenance à la communauté.

[19]. Là encore, on pourra renvoyer aux observations faites par Alain Guerreau sur l’évolution à long terme du système des pèlerinages du Mâconnais, qui constituent des formes d’incitation en même temps que d’encadrement du déplacement au sein de la chrétienté, en aucun cas contradictoire avec la fixation au sol : « Les pèlerinages en Mâconnais. Une structure d’organisation symbolique de l’espace », Ethnologie française, 12 (1982), p. 7-30. Inversement, le sens des pratiques processionnelles reste mal connu, car s’il est clair que les grandes processions constituent un enjeu social dans le cadre de la confrontation des pouvoirs seigneuriaux, cléricaux et communautaires, ni le rapport au cadre paroissial ni le rapport au finage communautaire n’apparaissent clairement : cf. dernièrement la communication de Ludolf Kuchenbuch, Joseph Morsel et Dieter Scheler, « La construction processionnelle de l’espace : France et Allemagne médiévales », au colloque Espace et société au Moyen Âge (Rosas, 23-26 septembre 2004).

[20]. C’est dans ce contexte global de la spatialisation et de la formation des communautés d’habitants que devrait alors être reconsidéré le problème du servage de la seconde moitié du Moyen Âge, et non pas sous le simple angle de la dégradation des statuts juridiques sous le coup à la fois de la pression démographique et de la pression seigneuriale corollaire (selon un schéma bien actuel).

[21]. Le système des métiers n’est ainsi pas un système « conservateur », comme on le soulignait fréquemment au XIXe et au XXe siècles dans une perspective libérale hostile au corporatisme, mais un moyen de faire de la ville une communauté d’habitants sans communauté d’activité effective. L’appartenance à un « métier » n’a ainsi rien à voir avec la définition de la profession (qui n’est grille de lecture – donc de configuration – de l’ordre social que dans notre société), c’est en premier lieu un mode d’appartenance à la ville.

[22]. Je rappelle également que cette notion devrait également permettre (en dépit de son assimilation par L. Assier Andrieu à « communauté villageoise ») de ne pas préjuger d’une seule échelle d’analyse pertinente (le village ou la ville, le finage, etc.) du phénomène que nous poursuivons.

[23]. Le point de vue notionnel et les observations des archéologues : Élisabeth Zadora-Rio. Le point de vue des ethnologues : Luigi Albera (absent de Xanten, comme il a été dit, mais associé par écrit). Un point de vue des historiens des périodes postérieures : présentation par Juliette Dumasy de deux ouvrages sur les communaux (Nadine Vivier, Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998 ; Nicole Lemaître, Bruyères, communes et mas. Les communaux en Bas-Limousin depuis le XVIe siècle, Ussel, 1981).

[24]. Allemagne : Ludolf Kuchenbuch. Espagne : Pascual Martinez Sopena. France : Monique Bourin (régions de langue d’oc) et Ghislain Brunel (régions de langue d’oil) : la distinction possible des deux régions se justifiait par l’existence probable de modes globalement distincts de structuration de l’habitat, pouvant nécessiter l’usage d’indicateurs distincts (cf. ce qu’avait montré Alain Guerreau à propos des niveaux urbains : « Analyse factorielle et analyses statistiques classiques : le cas des Ordres Mendiants dans la France médiévale », AESC, 36 (1981), p. 869-912). Grande-Bretagne : Chris Dyer. Italie : Emmanuel Huertas (exception au principe de l’origine théoriquement italienne du rapporteur, à la fois en raison du désistement de celui qui devait se charger de la chose et du fait qu’E. Huertas travaille lui-même sur l’Italie : ce qui compte n’est pas la nationalité de l’intervenant, mais son insertion dans l’historiographie présentée).

[25]. Allemagne : Peter Blickle, Kommunalismus. Skizzen einer gesellschaftlichen Organisationsform, 2000 (présenté par Joseph Morsel) ; Espagne : José Angel García de Cortázar, La sociedad rural en la España medieval, 1988 (présenté par Roland Viader) ; France : Samuel Leturcq, Genèse d’un openfield. Thoury en Beauce, 2002 (présenté par Sandro Carocci) ; Grande-Bretagne : Wendy Davies, Small worlds. The village community in early medieval Brittany, 1988 (présenté par Lluis To Figueira) ; Italie : Osvaldo Raggio, Faide e parentele : lo stato genovese visto dalla Fontanabuona, 1990 (présenté par Patrice Beck).

[26]. Nadine Vivier, Propriété collective et identité communale. Les biens communaux en France, 1750-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998.

[27]. N. Vivier, op. cit. Nicole Lemaître, Bruyères, communes et mas. Les communaux en Bas-Limousin depuis le XVIe siècle, Ussel, Musée d’Ussel, 1981.

[28]. Samuel Leturcq a ainsi utilisé de façon fructueuse les terriers de l’époque moderne pour reconstituer le terroir de Toury et son mode d’exploitation au Moyen Âge dans sa thèse (présentée plus loin par Sandro Carocci) En Beauce, du temps du Suger aux temps modernes. Micro-histoire d’un territoire d’openfield, ms. thèse de doctorat, Paris I, 2001.

[29] Edme de La Poix de Fréminville, Traité général du gouvernement des biens et affaires des communautés d’habitants, Paris, 1760, et Traité de jurisprudence sur l’origine et le gouvernement des communes, Paris, 1763, cités par N. Vivier, op. cit.

[30]. Si le seigneur ne reçoit aucune redevance sur ces terres, on considère qu’il garde la propriété éminente, ce qui justifie la répartition des communaux entre le seigneur et la communauté, le seigneur recevant le tiers de la superficie, selon l’édit de triage. Si le seigneur reçoit un cens ou une redevance, on considère qu’il n’a plus que le droit d’usage : il a droit alors au cantonnement (qui équivaut également au tiers). Le tiers récupéré l’est en pleine propriété dans les deux cas.

[31]. Charles Loyseau, Traité des offices, 3e éd. Paris, 1620 ; Jean Imbert, Enchiridion ou brief recueil du droit escrit, gardé et observé en France, Poitiers, 1559.

[32]. Denis de Salvaing, De l’usage des fiefs et autres droits seigneuriaux, Grenoble, 1668, cité par N. Vivier, op. cit.

[33]. Pour Henri Sée, Les classes rurales et le régime domanial en France au Moyen Âge, Paris, 1901, et Philippe Arbos, La vie pastorale dans les Alpes françaises, Paris, 1922, les communaux dérivent de droits d’usage concédés par les seigneurs. Paul Lacombe, L’appropriation du sol, Paris, 1912, défend une vision opposée. Marc Bloch, « La lutte pour l’individualisme agraire dans la France du XVIIIe siècle », Annales d’histoire économique et sociale, juillet 1930, p. 329-383, et octobre 1930, p. 511-556, est nuancé.

[34]. Anne Zink, L’héritier de la maison. Géographie coutumière du sud-ouest de la France sous l’Ancien Régime, Paris, EHESS, 1993.

[35]. Le problème ne semble pas pouvoir être réduit à une spécificité méridionale, comme le montre le cas de la châtellenie de Toury examiné par S. Leturcq, op. cit.

[36]. Colloque du 15 au 17 mars 2004, actes à paraître.

[37]. La situation de l’Italie du Sud ne sera donc pas prise en compte dans ce parcours historiographique.

[38]. C. Wickham, Communautés et clientèles en Toscane au XIIe siècle. Les origines de la commune rurale dans la région de Lucques, Rennes, 2001 (éd. it. 1995), p. 6.

[39]. Voir G. Chittolini, « “Quasi-città”. Borghi e terre in area lombarda nel tardo medioevo », Società e storia, 47 (1990), p. 3-26 ; le cas particulier des communes rurales qui sont nées d’une volonté de planification d’ensemble (villes neuves, borghi nuovi et autres fondations) ne sera pas traité ici.

[40]. Voir les remarques d’Antonio Ivan. Pini, « Storia agraria e storia della città », dans Alfio Cortonesi et Massimo Montanari (dir.), Medievistica italiana e storia agraria. Risultati e prospettive di una stagione storiografica, Bologne, 2001, p. 165-177.

[41] Voir par exemple C. Violante, « La signoria « territoriale » come quadro delle strutture organizzative del contado nella Lombardia del secolo XII », dans : Werner Paravicini et Karl Ferdinand Werner (dir.), Histoire comparée de l’administration (IVe-XVIIIe siècles), Munich, 1980, p. 333-344.

[42]. Ch. Wickham, Legge, pratique e conflitti. Tribunali e risoluzione delle dispute nella Toscana del XII secolo, Rome, 2000.

[43] Voir Giovanni Tabacco, Egemonie sociali e strutture del potere nel medioevo italiano, Turin, 1979, p. 237-257 ; A. I. Pini, « Dal comune città-stato al comune ente amministrativo », dans : Giuseppe Galasso (dir.), Storia d’Italia, vol. IV : Comuni e Signorie : istituzioni, società e lotte per l’egemonia, Turin, 1981, p. 451-587, ici p. 462sq. ; Andrea Castagnetti, Le comunità rurali dalla soggezione signorile alla giurisdizione del comune citadino, Vérone, 1983, repris partiellement dans Id., « Il potere sui contadini. Dalla signoria fondiaria alla signoria territoriale. Comunità rurali e comuni cittadini », dans : Bruno Andreolli, Vito Fumagalli et Massimo Montanari (dir.), Le campagne italiane prima e dopo il mille. Una società in trasformazione, Bologne, 1985, p. 217-251 ; C. Wickham, Communautés et clientèles…, op. cit., p. 211-272 ; Luigi Provero, L’Italia dei poteri locali, secoli X-XII, Rome, 1998, p. 191-204, et Élisabeth Crouzet-Pavan, Enfers et paradis. L’Italie de Dante et de Giotto, Paris, 2001, p. 315-320.

[44]. G. Salvemini, « Un comune rurale nel secolo XIII », dans Id., Studi storici, Florence, 1901 (repris dans Id., La dignità cavalleresca nel comune di Firenze e altri scritti, Milan, 1972, p. 274-297).

[45]. G. Volpe, Studi sulle istituzioni comunali a Pisa. Città e contado, consoli e podestà, secoli XII-XIII, (1902) 2e éd. Florence, 1970, et Id., Toscana medievale, Massa Marittima, Volterra, Sarzana, Florence, 1964 (études écrites entre 1910 et 1913).

[46]A. Checchini, « Comuni rurali padovani », Nuovo archivio veneto, 18 (1909), p. 131-184 ; voir récemment Andrea Castagnetti, Regno, Signoria vescovile, arimanni e vassalli nella Saccisica dalla tarda età longobarda all’età comunale, Vérone, 1997, p. 57-85.

[47]. R. Caggese, Classi e comuni rurali nel medio evo italiano. Saggio di storia economica e giuridica, 2 vol., Florence, 1907-1908.

[48]. R. Caggese, « La Repubblica di Siena e il suo contado nel secolo decimoterzo », Bullettino senese di storia patria, 13 (1906), p. 3-120.

<[49] Voir le compte-rendu célèbre de G. Volpe, « Classi e comuni rurali nel Medio Evo italiano » (1908), repris dans Id., Medio Evo italiano, Rome-Bari, 1992, p. 145-189.

[50]. P. Vaccari, La territorialità come base dell’ordinamento giuridico del contado nell’Italia medioevale (1921), 2e éd. Milan, 1963.

[51]. G.P. Bognetti, Sulle origini dei comuni rurali del medioevo con speciali osservazioni per territorii milanais e comasco, repris dans Id., Studi sulle origine del comune rurale, Milan, 1978, p. 3-262.

[52] G.P. Bognetti, « I beni comunali e l’organizzazione del villaggio nell’Italia superiore fino al Mille », Rivista storica italiano, 77 (1965), p. 469-499, repris dans Id., Studi sulle origine…, op. cit., p. 302-335.

[53] F. Schneider, Le origini dei comuni rurali in Italia, Berlin, 1924, 2e éd. Florence, 1980.

[54]. Voir la lecture critique d’Emanuele Conte, « Droit médiéval. Un débat historiographique italien », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57 (2002), p. 1593-1613.

[55]Les juristes italiens ont poursuivi l’étude des communaux : voir par exemple Giovanni Cassandro, Storia delle terre comuni e degli usi civici nell’Italia meridionale, Bari, 1943, et Paolo Grossi, « Il problema storico-giuridico della proprietà collettiva in Italia », dans Franco Carletti (dir.), Demani civici e risorse ambientali, Naples, 1993.

[56]< G. Santini, I comuni di valle del medio evo. La costituzione federale del « Frignano », Milan, 1960 ; tout en rejetant la théorie de la continuité, C. Violante l’admettait dans le cas de certaines régions, plutôt enclavées comme cette vallée des Apennins, voir Id., « Pievi e parrochie nell’Italia centro-settentrionale durante i secoli XI e XII », dans : Le istituzioni ecclesiastiche della « Societas Christiana » dei secoli XI e XII. Diocesi, pievi e parocchie (Va Semana di Studio della Mendola, 1974), Milan, 1977, p. 643-799, ici p. 651.

[57]. A. Castagnetti, L’organizzazione del territorio rurale nel Medioevo. Circoscrizioni ecclesiastiche e civili nella « Longobardia » e nella « Romania », Turin, 1979. Voir aussi Aldo A. Settia, « Pievi e cappelle nella dinamica del popolamento rurale », dans : Cristianizzazione ed organizzazione ecclesiastica delle campagne nell’alto medioevo : espansione e resistenze (Atti della 28 sett. di studio del Centro it. di studi sull’alto medioevo, Spolète, 10-16 avril 1980), Spolète, 1982, p. 445-489.

[58]. Voir G. Pasquali, « Una signoria rurale assente o silente ? Il caso anomalo della Romagna », dans : Amleto Spicciani et C. Violante (dir.), La signoria rurale nel medioevo italiano, vol. I, Pise, 1997, p. 63-79.

[59]. Voir V. Fumagalli, « Communità rurali della bassa valle del Secchia nell’alto medioevo », dans : Mirandola e la terra del basso corso del Secchia. Dal Medioevo all’età moderna, Modène, 1984, t. I, p. 3-7 ; A. Castagnetti, Il potere sui contadini…, op. cit., p. 219-220, et C. Wickham, Communautés et clientèles… cit., p. 77-80.

Voir F. Menant, Campagnes lombardes au Moyen Age. L’économie et la société rurale dans la région de Bergame, de Crémone et de Brescia du Xe au XIIIe siècle, Rome, 1993, p. 494-496.

L. Simeoni, « Antichi patti tra signori e comuni rurali nelle carte veronesi (1091-1141) », (1907) repris dans Studi su Verona nel Medioevo, vol. IV, Vérone, 1963, p. 89-107.

[62]. Voir aussi Id., « Comuni rurali veronesi (Valpolicella, Valpantena, Gardesana) », repris dans Studi su Verona…,op. cit., p. 109-202, et Id., « Il comune rurale nel territorio veronese », (1921) repris dans Studi su Verona…, op. cit., p. 203-250.

[63]. O. Redon, « Seigneurs et communautés rurales dans le contado de Sienne au XIIIe siècle », MEFRM, 91 (1979), p. 149-156 et p. 619-657, repris dans Ead., Uomini e comunità del contado senese nel Duecento, Sienne, 1982, p. 97-175.

[64]. Ead., L’espace d’une cité. Sienne et le pays siennois, Rome, 1994.

[65]. Voir Ead., « Essai sur un castrum ouvert : Ciliano, septembre-octobre 1251 », Bullettino senese di storia patria, 82-83 (1975-1976), p. 360-371, repris dans Ead., Uomini e communità…cit., p. 31-42.

[66]. F. Menant, Campagnes lombardes…, op. cit., IIe Partie, chap. VI « Les communes rurales », p. 487-559.

[67]. Ibid., p. 505.

[68]. J. Plesner, L’émigration de la campagne à la ville libre de Florence au XIIIe siècle, Copenhague, 1934, trad. it. L’emigrazione dalla campagna alla città libera di Firenze nel XIII secolo, Florence, 1979.

[69]. A. Latron, La vie rurale en Syrie et au Liban. Étude d’économie sociale, Beyrouth, 1936, p. 230.

[70]. Sur le thème du « retour à la terre » dans les études rurales à l’époque, voir récemment Laurent Feller, « Quelques problèmes liés à l’étude du marché de la terre durant le Moyen Âge », dans : Il mercato della terra secc. XIII-XVIII (actes du colloque de Prato, 5-9 mai 2003, sous presse).

[71]. S. Bortolami, Territorio e società in un comune rurale veneto (sec. X-XIII), Pernumia e i suoi statuti, Venise, 1978.

[72]. Voir aussi l’étude de Giovanni Cherubini, Una comunità dell’Appennino dal XIII al XV secolo. Montecoronaro dalla signoria dell’abbazia del Trivio al dominio di Firenze, Florence, 1972, qui a rapidement constitué un modèle.

[73]. Pernumia se distingue d’autres villages célèbres où un seul seigneur domine, comme Origgio étudié par Rosario Romeo, « La signoria dell’abate di Sant’Ambrogio di milano sul comune rurale di Origgio nel secolo XIII », Rivista storica italiana, 69 (1957), p. 340-377 et 473-507, et Arosio par Cosimo Damiano Fonseca, La signoria del Monastero Maggiore di Milano sul luogo di Arosio (secoli XII-XIII), Gênes, 1974.

[74] Voir récemment Paola Guglielmotti, Comunità e territorio. Villaggi del Piemonte medievale, Rome, 2001.

[75]. C. Wickham, Comunità e clientele nella Toscana del XII secolo. Le origini del comune rurale nella Piana di Lucca, Rome, 1995, trad. fr. (avec une préface de L. Feller) Communautés et clientèles en Toscane au XIIe siècle. Les origines de la commune rurale dans la région de Lucques, Rennes, 2001.

[76] Voir C. Wickham, « Vendite di terra e mercato della terra in Toscana nel secolo XI », Quaderni Storici, 65 (1987), p. 355-377.

*. Osvaldo Raggio, Faide e parentele. Lo stato genovese visto dalla Fontanabuona, Torino, Einaudi (Microstorie 18), 1990, 260 p.

[77].Cf. Charles Tilly, The formation of national states in western Europe, Princeton, 1975 ; Federico Chabod, Potere e Società negli Stati regionali italiani del 500 e 600, Bologna, 1978.

[78]. Pour une comparaison de deux choses incomparables : en 2001-2002 en France, 58 847 000 habitants et 4 113 882 crimes (d’après le site Internet du Ministère de l’Intérieur), soit 7 %.

[79]. Cf. Clifford Geertz, Bali, interprétation d’une culture, 1983, trad. de l’américain de 1959.

[80]. Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Paris, 1909 ; Pierre Bourdieu, « Les usages sociaux de la parenté », dans : Le sens pratique, Paris, 1980, p. 271-331 ; Id., « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en Sciences sociales, 43 (1982), p. 58-63.

*. José Angel García de Cortázar, La sociedad rural en la España medieval, Madrid/Mexico, Siglo XXI, 1988, 317 p.

[81]. « Les communautés villageoises du Nord de la Péninsule ibérique au Moyen Âge », dans : Les communautés villageoises en Europe occidentale du Moyen Âge aux temps modernes. Actes des Quatrièmes Journées internationales d’histoire de Flaran (1982), Auch, 1984, p. 55-77.

[82]. Les renvois sont nombreux autour du mot fueros, mais il s’agit plus souvent d’invoquer une source que de décrire un phénomène. « Peuplement » et « repeuplement », « agriculture », casal et solar pourraient aussi faire des groupes assez significatifs, mais de moindre importance.

[83]. García de Cortázar, La sociedad rural…, p. VIII-X.

[84]. Ibid., p. XVII-XVIII. C’est là une voie théorique largement développée ailleurs par García de Cortázar. Voir par exemple : Organización social del espacio en la España medieval. La Corona de Castilla en los siglos VIII a XV, Barcelone, 1985 ; Del Cantabrico al Duero. Trece estudios sobre organización social del espacio en los s. VIII a XV, Universidad de Cantabria, 1999.

[85] Communautés et clientèles en Tosacane au XIIe siècle. Les origines de la commune rurale dans la région de Lucques, Rennes, 2001.

[86]. García de Cortázar, La sociedad rural…, p. 7.

[87] Les six questions des pages 147-149, par exemple, auraient peut-être mérité un meilleur sort.

[88] Cf. « Les communautés villageoises… », art. cit., p. 59.

[89].Les communautés villageoises en Europe occidentale du Moyen Âge aux Temps modernes. Actes des Quatrièmes Journées internationales d’histoire de Flaran (1982), Auch, 1984.

[90]. R. Fossier, « Villages et villageois (conclusion) », dans : Villages et villageois au Moyen Âge (21e congrès de la société des historiens médiévistes, Caen, 1990), Paris, Publications de la Sorbonne, 1992, p. 207-214.

[91] Alain Derville, « Les paysans du Nord : habitat, habitation, société », dans : Villages et villageois au Moyen Âge (21e  congrès de la société des historiens médiévistes, Caen, 1990), Paris, Publications de la Sorbonne, 1992, p. 81-100.

[92]. « On n’a malheureusement guère de preuves concrètes d’une organisation interne de la paroisse à la manière des fabriques du Moyen Âge finissant… Nous n’avons relevé que fort tardivement, entre 1280 et 1290, quelques marguilliers dans la région de la Canche, chargés de répartir sur les paroissiens le montant des sommes dues au curé, renseignements trop vagues et fragmentaires pour autoriser une vue d’ensemble… On est donc amené à se demander si la modestie des précisions ainsi données ne correspondrait pas à la réalité. Ainsi pourrait s’expliquer le mutisme absolu des textes au sujet des confréries de piété » : Robert Fossier, Chartes de coutume en Picardie (XIe-XIIIe siècle), Paris, Bibliothèque nationale, 1974, p. 31-33 : chapitre « Y a-t-il une communauté paroissiale ? »).

[93]. Bernard Delmaire, Le diocèse d’Arras de 1093 au milieu du XIVe siècle. Recherches sur la vie religieuse dans le nord de la France au Moyen Âge, Arras, 1994 ; « Comptes d’églises, comptes des pauvres, comptes de communautés dans le nord de la France du XIIIe au XVIe siècle », dans : Antoine Follain (dir.), L’argent des villages du XIIIe au XVIIIe siècle. Actes du colloque d’Angers (30-31 octobre 1998), Rennes, AHSR, 2000 (« Bibliothèque d’histoire rurale, n° 4 »), p. 69-96.

[94]. Cf. notamment Pierre Desportes,Reims et les Rémois aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, Picard, 1979 ; Alain Saint-Denis, Apogée d’une cité. Laon et le Laonnois aux XIIe et XIIIe siècles, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1994 ; Jean Schneider, La ville de Metz aux XIIIe et XIVe siècles, Nancy, 1950.

[95]. « Villages et villageois (conclusion) », op. cit.

[96]. André Chédeville, Chartres et ses campagnes (IXe-XIIIe siècles), Paris, 1973 (rééd. 1991), p. 221-222.

[97]. On peut s’inspirer de l’étude de l’organisation interne du corps communal et de l’évolution des modes d’élection des magistrats urbains qu’a menée pour la Picardie Pierre Desportes, « Les communes picardes au Moyen Âge : une évolution originale », Revue du Nord, t. LXX, n° 277 (1988), p. 265-284, et s’appuyer, en plus du corpus picard bien connu, sur les textes publiés autrefois pour les villes et villages de Champagne (Édouard Bonvalot, Le Tiers-État d’après la charte de Beaumont et ses filiales, Paris, Picard, 1884 : édition de 53 chartes de franchise selon la loi de Beaumont ; René Bourgeois,Du mouvement communal dans le comté de Champagne aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 1904 : édition de 12 chartes de commune ou de franchises).

[98]. Robert Jacob, Les époux, le seigneur et la cité. Coutume et pratiques matrimoniales des bourgeois et paysans de France du Nord au Moyen Âge, Bruxelles, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 1990 (avec une synthèse des travaux antérieurs, parmi lesquels on mentionnera notamment Jean Yver, « Les deux groupes de coutumes du Nord », Revue du Nord, 35 (1953), p. 197-220, et 36 (1954), p. 5-36 ; Égalité entre héritiers et exclusion des enfants dotés. Essai de géographie coutumière, Paris, 1966).

[99]. Philippe de Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, éd. Am. Salmon, Paris, Picard, 1899 (rééd. 1970), § 625-627 : « La quarte maniere par quoi compaignie se fet si est la plus perilleuse et dont j’ai veu plus de gens deceus, car compaignie se fet selonc nostre coustume pour seulement manoir ensemble a un pain et a un pot .I. an et .I. jour, puis que li mueble de l’un et de l’autre sont mellé ensemble. Dont nous avons veu pluseurs riches hommes qui prenoient leur neveus ou leur nieces ou aucuns de leur povres parens pour cause de pitié et, quant il avenoit que il avoient aucuns muebles, il les treoient a aus pour garder et pour garantir a celui qu’il prenoient a compaignie par cause de bonne foi… » (§ 625).

[100]. A. Saint-Denis, Laon…, op. cit., p. 571-572, qui cite des contrats dès 1203.

[101]. R. Fossier, « Les communautés villageoises en France du Nord au Moyen Âge », dans : Les communautés villageoises en Europe occidentale…, p. 29-53 (avec bibliographie récapitulative de 119 titres), ici p. 39.

[102]. M. Bloch, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, 1931, rééd. 1988.

[103]. G. Sivéry, Terroirs et communautés rurales dans l'Europe occidentale au Moyen Âge, Lille, Presses universitaires de Lille, 1990.

[104].Ibid., chapitre 4 à 6 : « Pays neufs terres de libertés ? », « Régions de champs ouverts pays de soumission ? » « Les communautés rurales des pays de transition ».

[105]. « Les voisinages anciens étaient adaptés à une occupation clairsemée du sol, tandis que le rassemblement et la délimitation des finages, l'apparition de nouvelles tensions écologiques imposent des instances plus fermes et plus proprement villageoises, ou, en cas de conflit entre celles-ci, des juges venus d'en haut et armés d'un véritable pouvoir de contrainte. La vicinia n'est pas morte ; elle s'est envillagée pour le meilleur et pour le pire. » : Dominique Barthélemy, Les deux âges de la seigneurie banale. Pouvoir et société dans la terre des sires de Coucy (milieu XIe-milieu XIIIe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 1984, p. 256.

[106]. M. Bloch, Les caractères originaux…, op. cit., p. 203-205, examine les conditions de la naissance de la « personne collective », en dehors des communes jurées : « Aux communautés demeurées sans acte constitutif, les idées juridiques, pendant longtemps, ne concédèrent qu’une existence passagère. Les habitants ont-ils à régler quelque intérêt commun… ou bien à se plaindre de quelque tort ? Il est, dès le XIIIe au plus tard, officiellement reconnu (l’usage même était beaucoup plus ancien) qu’ils peuvent, à la majorité, conclure un accord, décider une dépense ou une action en justice…, et, pour l’une ou l’autre de ces fins, élire des mandataires que l’on appelle, habituellement, « procureurs » ou « syndics »… Les textes juridiques, cependant, s’habituèrent à intituler les « compaignies » qui étaient parties aux procès, non certes communes, mais non plus comme l’eût voulu la négation de toute personnalité morale, tels et tels, résidant à tel endroit ; ils disaient ordinairement « la communauté » du lieu : formule déjà lourde de sens. Seulement une fois l’affaire terminée, procureurs ou syndics se perdent dans la foule, et le groupe, en apparence, rentre dans le néant ou, du moins, dans le sommeil. »

[107]. Pour Paris, cf. Joseph Morsel, « Comment peut-on être parisien ? Contribution à l’histoire de la genèse de la communauté parisienne au XIIIe siècle », dans : Patrick Boucheron, Jacqus Chiffoleau (dir.), Religion et société urbaines au Moyen Âge. Études offertes à Jean-Louis Biget, 2000, p. 363-381, ici p. 371 ; même tempo à Soissons ou Laon.

[108]. B. Delmaire, Le diocèse d’Arras…, op. cit.

[109]. A. Derville, « Les paysans du Nord… », op. cit.

[110]. A. Chédeville, Chartres…, op. cit.

[111]. En Chartrain, malgré le pessimisme d’A. Chédeville sur l’existence réelle des communautés rurales, on voit fonctionner dès le XIIe siècle des paroisses structurées, qui disposent d’un lieu de réunion de la « fraternitas parrochianorum » ou qui construisent un four dont les profits reviendront pour moitié à l’église du village (et pour l’autre moitié, au seigneur du lieu) et dont le fournier sera choisi par les habitants, tandis que le desservant contrôlera les revenus du four avec deux paroissiens élus par les autres (Chartres…, op. cit., p. 219-220). L’enjeu des équipements collectifs dépasse donc le simple cadre des rapports entre habitants et seigneur pour intégrer la question du financement de la paroisse, en Chartrain comme en Picardie ; c’est une belle constante !

[112]. Mathieu Arnoux, « Remarques sur les fonctions économiques de la communauté paroissiale (Normandie, XIIe-XIIIe siècles) », dans : Liber largitorius. Etudes d’histoire médiévale offertes à Pierre Toubert, Droz, 2003, p. 417-434, ici p. 421-422, où est publié un contrat de 1226-1227 passé entre des paroissiens et une léproserie voisine prête à accueillir les habitants de la paroisse atteints de la maladie ; la contribution des fidèles consiste en un fouage d’un denier et d’une gerbe pour chaque feu faisant des récoltes, et en outre d’une quête chaque dimanche au profit du boulanger de la maladrerie qui reçoit du pain lors des distributions d’aumônes et des noces : « La précision des clauses incite à se demander s’il ne s’agit pas du seul exemple conservé d’un type fréquent d’accord. Quoi qu’il en soit, il témoigne de la capacité d’une petite communauté paroissiale à asseoir sur elle-même une contribution directe dans un but d’assistance collective. La légère progressivité de la taxe, plus élevée pour ceux qui disposent d’une part de récolte, montre à la fois le désir de faire contribuer tous les feux du village et la volonté de ménager les contribuables les plus faibles, ceux qui ne disposent d’aucun revenu agraire (les veuves ?) ».

*. Samuel Leturcq, En Beauce, du temps de Suger aux temps modernes. Microhistoire d’un territoire d’openfield, ms. doctorat, Panthéon-Sorbonne (Paris I), 2001.

*. Wendy Davies, Small worlds. The village community in early medieval Brittany, Berkeley, University of California Press, 1988, 226 p.

*. Peter Blickle, Kommunalismus. Skizzen einer gesellschaftlichen Organisationsform, München, Oldenbourg, 2000, 2 tomes : t. 1 : Oberdeutschland (196 p.) ; t 2 : Europa (422 p.).

[113]. En français, cf. P. Blickle, « Les communautés villageoises en Allemagne », dans : Les communautés villageoises en Europe occidentale du Moyen Âge aux Temps modernes. Actes des Quatrièmes Journées internationales d’histoire de Flaran (1982), Auch, 1984, p. 129-142.

[114].als Produktions- und Konsumtionseinheit konnte das Haus erst in Erscheinung treten, seitdem sich Villikationen aufgelöst hatten (p. 82 : « la Haus n’a pu apparaître en tant qu’unité de production et de consommation qu’après que les grands domaines se furent dissous »). Seitdem a un sens essentiellement temporel, et non pas causal (à l’inverse de nachdem, à la fois temporel et causal, surtout en Allemagne méridionale), temporalité renforcée par l’adverbe erst.

[115]. On n’oubliera pas, pour comprendre la portée d’une telle affirmation, d’une part que P. Blickle était alors professeur à l’Université de Berne, d’autre part que le modèle américain présenté par Tocqueville a joué un rôle-clé dans l’approche de Blickle. La comparaison Europe/USA de ce point de vue est d’ailleurs l’objet d’un projet de recherche développé à l’Institut Historique Allemand à Washington-DC (GHI-DC) et dirigé par Johannes Dillinger (présentation dans le Bulletin n° 27 du GHI-DC, accessible en ligne : http://www.ghi-dc.org/bulletin27F00/b27dillinger.html).

[116]. F. Tönnies, Gemeinschaft und Gesellschaft, Berlin, 1887.

[117]. O. (von) Gierke, Das deutsche Genossenschaftsrecht, 4 vol. (dont notamment le t. I : Rechtsgeschichte der deutschen Genossenschaft), Berlin, 1868-1913 ;Die Genossenschaftstheorie und die deutsche Rechtssprechung, Hildesheim, 1887. Les parenthèses autour de la particule proviennent du fait que Gierke n’a été anobli qu’en 1911 et donc que les éditions originales de ses travaux antérieurs ne présentent pas ladite particule.

[118]. Gierke définit notamment la Genossenschaft comme « toute corporation de droit allemand reposant sur la libre association » (jede auf freier Vereinigung beruhende deutschrechtliche Körperschaft).

[119]. Cf. la présentation critique de Stefan Weiß, « Otto Brunner und das Ganze Haus, oder : Die zwei Arten der Wirtschaftsgeschichte », Historische Zeitschrift, 273 (2001), p. 335-369, où il montre combien la notion de ‘ganzes Haus’ résulte de l’élimination (parachevée à l’époque nazie) des économistes-historiens par les historiens et du net appauvrissement théorique consécutif. Mais la notion de ‘ganzes Haus’ bénéficie encore d’une réception extrêmement large dans l’historiographie allemande.

[120]. L’opposition gierkienne entre solidarité horizontale et contrôle vertical correspond d’ailleurs largement (l’opposition germanique/romain mise à part) à la dichotomie wébérienne Verein (« association ») vs. Anstalt (« institution »), mais Blickle n’y accorde visiblement pas la même attention.

[121]. Blickle signale ainsi p. 51que l’historiographie dominante des communes urbaines y attache grande importance et y voit un signe distinctif par rapport à la commune rurale, mais il s’interroge sur la validité de la distinction à partir de quelques mentions rurales tardives – et passe à la suite… (cf. aussi la mention furtive, p. 79, n. 43). Le problème de la paix oblige Blickle à revenir sur le problème du serment, qui fonde la paix en ville, alors qu’au village, c’est l’ordre seigneurial qui la fait régner, mais il considère qu’une paix jurée n’est pas à exclure au village (p. 115 puis 133). Dans le second tome, il revient plus en détail sur le thème, comme je l’ai déjà signalé.

[122]. Blickle écarte la notion de bonum commune sans autre forme de procès de son examen du « commun profit », en disant que cela n’a rien à voir (p. 132). Dans le second tome, il vient étayer son propos.

[123]. Blickle signale la typologie courante en France, qui distingue entre villes seigneuriales, villes de bourgeoisie et villes de commune et rentre alors mal dans le schéma de Blickle. Quelques lignes plus loin, il n’hésite donc pas à déclarer, de manière un peu méprisante : « la recherche française, qui tend à rester étroitement accrochée aux basques de la réalité en vertu du postulat théorique de l’histoire totale, se reconnaît à peine pour tâche de se confronter à des typologies voire à développer des néologismes » (t. 2, p. 69-70). Mais on voit bien que ce qui pose problème ici, c’est moins l’absence de typologie que l’existence d’une autre.

[124]. à propos des Vierer, sorte de consuls paysans, Blickle déclare ainsi que « les remarques dispersées sur les Vierer « font soupçonner » (nähren den Verdacht) que leur pouvoir de commander et interdire n’était pas une délégation de compétences seigneuriales, mais avait bien plutôt pour origine le règlement collectif (genossenschaftlich) de l’organisation de la forêt, des champs et des friches » (p. 31). Mais à la page suivante, on doit désormais « retenir qu’il existe un domaine de compétence proprement/originellement communal (genuin kommunalen Zuständigkeitsbereich) qui correspond grosso modo à l’économie villageoise. Toutes les formes d’exploitation collective ou communautaire – forêt, communaux, chemins vicinaux, équipements publics comme les forges et les étuves – relevaient de la compétence de la commune et de ses organes définis à cette fin »… Autre exemple : après avoir signalé l’affirmation de K.S. Bader selon qui la justice villageoise est d’origine seigneuriale, il signale que « l’on peut aussi combattre cette interprétation avec des positions plus récentes, par exemple avec la conception de Jürgen Weitzel de la justice résidant dans la Dinggenossenschaft (communauté judiciaire locale) et le pouvoir d’interprétation du droit par le peuple qui en procède » (p. 59) ; plus loin (p. 136, 176), le pouvoir judiciaire et le pouvoir de réglementation locale qui en est dérivé sont dits avoir toujours été d’origine communautaire.

[125]. Blickle, Kommunalismus…, p. 1 : « Gegenstand der Geschichtswissenschaft ist die Rekonstruktion von Vergangenheit, soweit sie den Menschen in den Mittelpunkt des forschenden Interesses stellt », c’est-à-dire précisément « L’objet de la science historique est la reconstruction du passé dans la mesure où elle [i.e. la science historique] place l’être humain au centre de l’intérêt scientifique ».